Fondées sur la «mutualisation du rapport au mouvement», plusieurs disciplines de la danse contemporaine peuvent sembler hermétiques par le foisonnement de leurs concepts et de leurs anglicismes. Un article de Jérémy Damian pour la revue Terrain aide à s’orienter.

 

Une scène d'improvisation entre trois danseurs de danse contact. Une femme est assise au sol, un homme, à quatre pattes,  vient poser sa tête sur son épaule, sa bouche en contact avec la peau de son bras. Une troisième personne est allongée en contre-poids sur le dos de l'homme, les bras ouverts et ballants. En arrière-plan, un homme debout tient une jambe tendue d'une femme en demi-poirier.

 

Resituons d’abord rapidement cette démarche par rapport à celle de la Fondation du toucher. Dans son livre Slow. Désir et désillusion (éditions L’Harmattan, 2021), le sociologue Christophe Apprill indique: «des ateliers conduits avec des étudiants ont montré que le rapport au toucher est tributaire des socialisations à la fois familiales et éducatives. Une familiarité minimale avec leur propre corps et celui de l’autre se développe chez ceux qui, dans leur parcours, ont fréquenté des ateliers de théâtre, danse, mime ou cirque. Les pratiquants y sont invités à faire la distinction entre le corps érotique et le corps au service d’une discipline […]. À l’inverse, ceux qui n’ont pas ce type d’expérience, se trouvent déstabilisés en situation de toucher l’autre. La démarche qui consiste à organiser une disjonction entre le toucher et le désir leur semble bizarre» (pages 31-32). Il ajoute: «à la fois orientées vers une conscience du mouvement, de soi et des autres, [les techniques somatiques] visent à développer une “écologie corporelle” en opérant une rupture avec un corps fonctionnel et mécaniste dédié à la performance» au sens ordinaire du terme, en faveur d’une performance sensorielle et artistique pour leurs pratiquants et leurs spectateurs (page 35).
C’est cette reconfiguration du rapport entre perception tactile et action qui intéresse la Fondation du Toucher. Désexualisation des contacts corporels pour les uns, érotisation de toutes les parties du corps excluant la relation sexuelle proprement dite, selon d’autres, Jérémy Damian définit le Contact Improvisation par «l’expérience du contact et du toucher comme une modalité haptique renseignant, à la manière d’un phénomène biomécanique, sur les mouvements et l’équilibre du partenaire, plutôt que sur l’étrangeté sensuelle et enchanteresse de la rencontre des corps» (section 14).
«Lancé en 1972 par Steve Paxton et un petit collectif –mêlant étudiants, gymnastes et curieux–, le Contact Improvisation a d’abord pris la forme d’une expérimentation sur les forces physiques du mouvement (gravité, momentum…) puis, très vite, celle d’une recherche sur la forme du duo (duet, partnering dance) entre des corps considérés comme des masses en mouvement “se donnant leur poids” et jouant avec un point de contact (rolling point)» (section 12). Concrètement, «ça roule, ça saute, ça tombe, ça vole, ça porte, ça court, ça crie, ça rigole, ça se regarde, ça s’absente, ça se déséquilibre, ça se berce, ça s’échange, se rencontre, se bouscule, ça prend son temps…» (section 19).

Implications sensorielles et émotionnelles

L’anthropologue semble d’abord cultiver l’ambiguïté en n’expliquant pas son titre, «“Quand mon doigt par mégarde…”», dans un numéro de revue dont le dossier pose la question: «Jouir?». Une recherche sur Internet permet de supposer qu’il fait allusion à un court métrage de la danseuse, écrivaine et cinéaste Siegrid Alnoy, dans lequel «il ne s’est rien passé» de sexuel entre deux personnages nus. Cela ne l’empêche pas de traiter tout à fait sérieusement la problématique, à un moment (2017) où l’on commençait déjà à être conscient des processus de domination de genre, qu’ils prennent la forme de la prédation (en Occident, notamment) ou d’un apartheid (en particulier dans les sociétés théocratiques).
Une participante témoigne: «“J’ai plusieurs fois entendu dire que Steve Paxton avait jeté les bases du Contact Improvisation en réaction aux formes de hiérarchies qu’il avait rencontrées dans le monde de la danse, dans la relation chorégraphe-interprète ou dans le caractère très genré des pas de deux entre l’homme robuste, impassible, et la femme légère et diaphane. Bon, oui, mais aussi c’est au corps lui-même et à ses plaisirs que s’adresse cette revendication: pas de hiérarchie. […] J’ai ressenti, en dansant, des plaisirs immenses et nouveaux. Rien que dans le fait de recevoir du poids à plein d’endroits du corps, sur mes cuisses par exemple. Le plaisir de la masse en mouvement de l’autre, de la recevoir, l’accepter, l’esquiver, de m’organiser dans mon corps pour ça”» (section 3). À la question «comment gérer ces moments de désir qui arrivent dans la danse?», le danseur américain Ray Chung répond: «“la question est de savoir ce que j’en fais quand ça arrive dans la danse? Peut-être déjà, j’essaie de nourrir la danse avec, je le laisse entrer et se diffuser dans tout mon corps. Plutôt que quelque chose de dirigé et d’unidimensionnel, ce désir devient une sensation à 360°: mon partenaire n’est plus le seul objet de mon désir, il en est juste une partie”» (section 6).
Pour Jérémy Damian, «cette pratique de danse cultive et autorise des plaisirs nouveaux en même temps qu’elle développe des aptitudes pour les rendre possibles et pour faire face au trouble qu’ils suscitent sans l’évacuer» (section 10). Il s’agit de «dépasser la question sexuelle (sans l’ignorer!) en déconstruisant et en recomposant autrement les corps et les regards» (section 15), de «s’autoriser le désir, du moment qu’il ne nous pousse pas à trahir le sens même de l’activité qui le suscite (l’improvisation) ; et s’entraîner à pratiquer ce désir d’une manière qui le ferait exister de façon légèrement différente, moins comme une chose privée, coupée, réservée, que comme un jeu, une force de conjonction diffuse et omnidirectionnelle» (section 7). Il conclut: «désirer, oui; prendre d’autres plaisirs, oui, à condition que ce qui en procure puisse passer l’épreuve de leur effectivité et de leur mutualité dans la danse» (section 45).

Redéfinition du statut du toucher

Le toucher au sens d’action d’autrui sur moi (ou de moi sur autrui) est ce qui pose question, et le toucher au sens de perception que j’ai d’autrui (ou qu’autrui a de moi) est ce qui apporte réponse. Cette réponse n’est pas quantitative (toucher ou pas telle partie du corps ou telle autre), mais qualitative (quand et comment toucher? dans quel enchaînement de circonstances?). «La main fait ainsi l’objet d’une des rares prescriptions explicites: “ne pas saisir son partenaire”, tant par sécurité que pour éviter la prise de possession intrusive» (section 21). Mais «le sens du toucher est investi afin de participer à la construction, à la proposition, à la négociation et à la vérification d’indices tangibles et tacites de confirmation d’un accord sur ce qui est en train d’être partagé» (section 32).
La performeuse et pédagogue Isabelle Ouski qui, selon Internet, considère que «le corps est une ZAD, une zone à défendre et à réhabiliter», développe: «“Je me demande: s’agit-il d’un toucher qui me permet de bouger ensemble dans un rapport à l’espace et à la gravité? Ou s’agit-il d’un toucher qui n’a qu’un seul but, réveiller le désir? L’un te met en danse, l’autre en rut! [Rires.] Ce que je recherche dans la danse, c’est la mutualisation du rapport au mouvement, à la gravité, à l’espace. Pas la fusion!”» (section 22). Elle précise: «“le toucher qui cherche la fusion, qui cherche à provoquer du désir pour le désir, entretient un certain rapport à la surface. Il n’a pas la même densité, la même profondeur que le type de toucher qu’on essaie d’avoir en Contact Improvisation. C’est comme si ce toucher ne s’adressait pas aux mêmes tissus du corps, qu’il ne cherchait plus à se connecter à ma structure, à mon mouvement, mais à réveiller les tissus plus moelleux et plus directement sensuels”» (section 23).
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De telles pratiques nous paraissent montrer la voie d’un apprentissage de la gradualité du toucher permettant d’échapper au cercle vicieux entre interdits officiels et transgressions individuelles afin, comme l’écrit Jérémy Damian, «que chacun se sente en mesure de respecter son confort, ses propres pudeurs tout en étant à l’écoute du confort et des pudeurs de son partenaire» (section 29).

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Photographie d’illustration: 8882624 pour Pixabay.com