Il s’agit d’un des nombreux «manifestes» signés par cet écrivain italien (1876-1944). L’AFONT rend accessible ce document souvent cité, mais difficile à trouver, tout en rétablissant quelques vérités historiques et en commentant certaines assertions hasardeuses.

 

Le tableau "Soudan-Paris" évoqué par l'auteur de l'article. Abstrait et composé de matières différentes disposées les unes sur et à-côté des autres (soit en couches plates, soit carrément en objets), avec une sorte de démarcation horizontale, évoquant une partie haute plutôt terreuse (bois, couleurs ocres etc.) et une partie inférieure plutôt marine (aplats de couleur bleue, couches tactiles évoquant les flots etc.). L'auteur lui-même parle des matières suivantes: étoffe spongieuse, éponge, papier de verre, laine, brosse, brosse de fer, papier d’étain, soie, velours, plumes, houppes).

 

L’homme a vécu entre la France et l’Italie et s’est adonné à tous les genres littéraires, le plus souvent en italien mais parfois en français. D’abord proche des avant-gardes artistiques et de l’anarchisme, il devint nationaliste et militariste dès la fin des années 1900, puis soutien du fascisme dès la première heure. Ses quatre pages les plus célèbres, premier manifeste intitulé «Le futurisme» (1909) sont d’ailleurs marquées par un imaginaire violent (lire plus bas «Le toucher revient de loin»).

Avec «Le tactilisme», Marinetti est avant tout un communicant qui assure son autopromotion: «J’ai inventé», «je construis», «j’ai créé» (deux fois), «j’ai disposé», «réalisées par moi». Comme souvent au fil de l’histoire culturelle ou scientifique, l’«invention» émane en réalité de l’air du temps, c’est-à-dire de l’évolution progressive des pratiques individuelles ou collectives. Marinetti en a surtout rendu saillante une étape, malheureusement sans grande postérité immédiate. Il faut lui reconnaître le talent de l’avoir médiatisé de trois façons complémentaires: la publication du manifeste dans le quotidien français Comoedia, sa profération orale à l’occasion de plusieurs événements publics des deux côtés des Alpes et, comme il le commente lui-même, la présentation de sa «table tactile», ou «voyage de mains», Soudan-Paris.

Nous préciserons avec Maurice Fréchuret (dans son essai sur Le Mou et ses formes, pages 75-76) que, dès 1916, l’américaine Edith Clifford Williams avait réalisé Plâtre à toucher chez de Zayas: Francis Picabia publia une photographie de cette sculpture, qui fut le sujet d’une conférence de Guillaume Apollinaire le 13 novembre 1917. En 1920, Marcel Duchamp créa son premier objet destiné au toucher: Fresh Widow, modèle réduit d’une fenêtre en bois dont les vitres sont remplacés par des carrés de cuir noir. En 1920 également, Constantin Brancusi proposa une des versions de sa série Muse endormie, aussi connue comme Le Commencement du monde, avec le sous-titre «sculpture pour aveugles»: «invisible dans un sac, avec deux manchons pour palper en y passant les mains».

Trois notes préalables

  • 1 Antignano désigne probablement un quartier de Livourne en Toscane (et non la commune de la province d’Asti dans le Piémont qui n’a pas d’accès à la mer).
  • 2 Nous appellerions aujourd’hui «papier d’aluminium» ce que Marinetti désigne par «papier d’étain»; on a aussi dit «papier d’argent».
  • 3 Marinetti prend pour exemple d’un de ses degrés de consistance le «marabout»: il désigne ainsi soit la plume de cet oiseau, soit un «organsin très fin» (Grand Robert), fil(s) ou tissu d’organdi léger.

Le texte brut

Comoedia 2953, 16.01.1921

«LE TACTILISME
«UN ART NOUVEAU INVENTÉ PAR LE FUTURISME»

Nous publions à titre documentaire la curieuse conférence faite avant-hier à la Maison de l’Œuvre, par M. F.-T. Marinetti, au milieu du tumulte que l’on sait.

«Un point, et à la ligne.
«Le futurisme redouble son effort créateur. Cet été à Antignano, là où la rue Amerigo Vespucci, découvreur d’Amériques, s’infléchit en côtoyant la mer, j’ai inventé le Tactilisme.
«J’étais nu dans l’eau de soie, déchirée par les récifs, ciseaux, couteaux, rasoirs écumants, parmi les matelas d’algues chargées d’iode. J’étais nu dans la mer d’acier souple, qui avait une respiration virile et féconde. Je buvais à la coupe de la mer, pleine de génie jusqu’au bord. Avec ses longues flammes aigües, le Soleil vulcanisait mon corps et bouillonnait la quille de mon front, qui livrait toutes ses voiles au vent.
«Une jeune fille fleurant le sel et la pierre chaude regarda ma première table tactile en souriant:
«–Monsieur s’amuse à faire des petits bateaux.
«Je répondis :
«–Je construis une embarcation qui portera l’esprit humain à des parages inconnus.
«Dans mes observations attentives et anti-traditionnelles de tous les phénomènes érotiques et sentimentaux qui unissent les deux sexes, et des phénomènes non moins compliqués de l’amitié, j’ai compris que les êtres humains se parlent avec la bouche et avec les yeux, mais n’atteignent guère une sincérité réelle, étant donnée l’insensibilité de la peau, qui est encore une médiocre conductrice de la pensée.
«Tandis que les yeux et les voix se communiquent leurs essences, les tacts de deux individus ne se communiquent presque rien dans leurs chocs, enlacements ou frottements.
«D’où la nécessité de transformer la poignée de main, le baiser et l’accouplement en des transmissions continues de la pensée.
«J’ai commencé par soumettre mon tact à une cure intensive, en localisant les phénomènes confus de la volonté et de la pensée sur différents points de mon corps et particulièrement sur la paume de mes mains. Cette éducation est lente, mais facile, et tous les corps sains peuvent donner, moyennant cette éducation, des résultats surprenants et précis.
«En revanche, les sensibilités malades, qui tirent leur excitabilité et leur perfection apparente de la faiblesse même du corps, parviendront à la grande vertu tactile moins facilement, sans continuité et sans sûreté.
«J’ai créé une première échelle éducative du tact, qui est en même temps une échelle de valeurs tactiles pour le Tactilisme, ou Art du tact.
«PREMIÈRE ÉCHELLE, PLANE.
«AVEC 4 CATÉGORIES DE TACTS DIFFÉRENTS
«Première catégorie: tact très sûr, abstrait, froid.

  • «papier de verre,
  • «papier d’étain.

«Deuxième catégorie: tact sans chaleur, sûr, persuasif, raisonnant.

  • «soie lisse,
  • «crêpe de soie.

«Troisième catégorie: excitant, tiède, nostalgique.

  • «velours,
  • «laine des Pyrénées,
  • «laine,
  • «crêpe de soie-laine.

«Quatrième catégorie: presque irritant, chaud, volontaire.

  • «soie granuleuse,
  • «soie très treillissée,
  • «étoffe spongieuse.

«DEUXIÈME ÉCHELLE, DE VOLUMES
«Cinquième catégorie: moelleux, chaud, humain.

  • «peau de Suède,
  • «poil de cheval ou de chien,
  • «cheveux et poils humains,
  • «marabout.

«Sixième catégorie: chaud, sensuel, spirituel, affectueux. –Cette catégorie a deux branches:

  • «fer raboteux, | peluche,
  • «brosse légère, | duvet de la chair ou de la pêche,
  • «éponge, | duvet d’oiseau.
  • «brosse de fer.

«Moyennant cette distinction de valeurs tactiles, j’ai créé:
«1. LES TABLES TACTILES SIMPLES
«que je présenterai au public dans nos contactilations ou conférences sur l’Art du tact.
«J’ai disposé en de savantes combinaisons harmonieuses ou entrechoquées les différentes valeurs tactiles cataloguées précédemment.
«Pour apprécier ces tables tactiles, il faut, dans l’état actuel de notre sensibilité, intensifier le tact des paumes de nos mains, en les tenant pour plusieurs jours gantées pendant que le cerveau s’efforcera de condenser en elles les désirs de sensations tactiles différentes.
«2. TABLES TACTILES ABSTRAITES OU SUGGESTIVES. (VOYAGES DE MAINS)
«Ces tables tactiles ont des dispositions de valeurs tactiles qui permettent aux mains d’errer sur elles en suivant des traces colorées, réalisant ainsi un déroulement de sensations suggestives et évocatives, dont le rythme tour à tour languissant, cadencé ou tumultueux est réglé par des indications précises.
«Une de ces tables tactiles abstraites réalisées par moi et qui a pour titre: Soudan-Paris, contient dans sa partie Soudan des valeurs tactiles rudes, grasses, raboteuses, piquantes, brûlantes (étoffe spongieuse, éponge, papier de verre, laine, brosse, brosse de fer); dans sa partie Mer, des valeurs tactiles glissantes, métalliques, fraîches (papier d’étain); dans sa partie Paris, des valeurs tactiles moelleuses, très délicates, caressantes, chaudes et froides à la fois (soie, velours, plumes, houppes).
«3. COUSSINS TACTILES.
«4. DIVANS TACTILES.
«5. LITS TACTILES.
«6. CHEMISES ET VÊTEMENTS TACTILES.
«7. CHAMBRES TACTILES.
«Dans ces chambres tactiles nous aurons des pavés et des murs formés de grandes tables tactiles. Valeurs tactiles de glaces, eaux courantes, pierres, métaux, brosses, fils légèrement électrisés, marbres, velours, tapis, qui donneront aux pieds nus des danseurs et danseuses un maximum de plaisir spirituel et sensuel.
«8. RUES TACTILES.
«9. THÉÂTRES TACTILES.
«Nous aurons des théâtres prédisposés pour le Tactilisme. Les spectateurs assis appuieront les mains sur de longs rubans tactiles qui rouleront en produisant des harmonies de sensations tactiles avec des rythmes et des vitesses différentes.
«Ces rubans tactiles pourront aussi être disposés sur de petites roues tournantes, avec des accompagnements de musique et de lumières.
«10. TABLES TACTILES POUR IMPROVISATIONS MOTLIBRISTES
«Le tactiliste exprimera à haute voix les différentes sensations tactiles que lui donnera le voyage de ses mains. Son improvisation sera motlibriste, c’est-à-dire délivrée de tout rythme, essentielle et synthétique et le moins humaine possible.
«Le tactiliste improvisateur pourra avoir les yeux bandés, mais il est préférable de l’envelopper dans la gerbe lumineuse d’un projecteur. On bandera les yeux aux nouveaux initiés qui n’ont pas encore éduqué suffisamment leur sensibilité tactile.
«Quant aux véritables tactilistes, la pleine lumière d’un projecteur est préférable pour qu’il leur soit possible de pomper directement le lyrisme tactile des formes. L’obscurité entraîne l’inconvénient de trop replier la sensibilité vers une abstraction excessive.»
F.-T. Marinetti

Le toucher revient de loin

Parmi les onze propositions du manifeste initial du «futurisme», en 1909, on lisait notamment:
«3. […] nous voulons exalter le mouvement agressif, l’insomnie fiévreuse, le pas gymnastique, le saut périlleux, la gifle et le coup de poing. […]
«9. Nous voulons glorifier la guerre –seule hygiène du monde–, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent, et le mépris de la femme.
«10. Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires.»
Marinetti prophétisait même pour les années 1920 la mise à mort de sa génération artistique par la suivante, concluant en ces termes: «Et la forte et la saine Injustice éclatera radieusement dans leurs yeux. Car l’art ne peut être que violence, cruauté et injustice.»

Sans entrer dans le détail, nous pointerons seulement deux obsessions à peu près incompatibles avec une culture approfondie de la tactilité: celle de la vitesse, alors que le toucher suppose une certaine lenteur, et celle de la percussion, alors que, quand on frappe ou qu’on est frappé, on perçoit presque exclusivement le coup, le choc ne révélant, parmi les nombreuses propriétés tangibles des objets, que leur mollesse ou leur dureté.

Conformément à cet imaginaire destructeur, le toucher selon Marinetti apparaît d’abord, en 1921, dans plusieurs métaphores agressives: «l’eau de soie, déchirée par les récifs, ciseaux, couteaux, rasoirs écumants». Comment développer une esthétique du toucher dans un contexte aussi potentiellement douloureux et susceptible d’en abolir le fragile instrument: la peau? Les «matelas d’algues» et l’«acier souple» sont beaucoup plus engageants mais, immédiatement, on s’interroge à nouveau: en quoi peut bien consister une «respiration virile» et que peut donc ressentir un «corps vulcanisé»?

Le premier mot évoquant les contacts entre personnes est ensuite «leurs chocs», aussitôt atténué par «enlacements» et «frottements», mais on ne relève dans l’ensemble du manifeste qu’un emploi de l’adjectif «caressantes», et aucun mot des familles d’effleurer, frôler, palper ou tâter. On retrouve également des relents d’eugénisme dans l’exaltation des «corps sains», donnant «des résultats surprenants et précis», avec pour corollaire la suspicion envers «les sensibilités malades, qui tirent leur excitabilité et leur perfection apparente de la faiblesse même du corps, [et] parviendront à la grande vertu tactile moins facilement, sans continuité et sans sûreté».

Enfin, l’échange mis en scène avec la première spectatrice d’une «table tactile» est marqué par l’incompréhension. Marinetti admet seulement au détour de deux phrases que des «phénomènes érotiques et sentimentaux […] unissent les deux sexes», et que les «chambres tactiles […] donneront aux pieds nus des danseurs et danseuses un maximum de plaisir spirituel et sensuel».

Naïvetés épidermiques

 

La grande partie centrale de l'image est vide (un mur blanc). De part et d'autre de ce fond, les bustes d'un homme (à droite) et d'une femme (à gauche) sont visibles de la ceinture jusqu'à la naissance du cou seulement et sont, verticalement, à moitié hors cadre. Chacun est habillé dans une tenue de travail (chemise) et, surtout, chacun croise les bras dans une position de désaccord (les mains visibles se répondent vers le centre, main gauche de la femme, main droite de l'homme).

 

Dans les six «catégories» de «valeurs tactiles» qu’inventorie Marinetti, les seules propriétés constamment sollicitées sont les températures et les matières. Les textures restent rares («lisse, granuleuse, raboteuse»); les consistances encore plus («spongieuse, moelleux»). L’absence des vibrations est d’autant plus remarquable que l’auteur était fasciné par la technologie: elles n’apparaissent implicitement que dans les «fils légèrement électrisés» des «chambres tactiles». De même, il néglige presque totalement les degrés d’humidité (sauf avec les «eaux courantes», à nouveau dans les «chambres tactiles»), mais aussi les formes et surtout les interactions infiniment changeantes entre ces diverses propriétés, qu’on pressent uniquement dans la «soie très trellissée».

Parmi les dix types d’objets proposés au toucher, les numéros 3 à 6 soulignent la profondeur du refoulement du toucher dans certains milieux sociaux du début du 20ème siècle, car on n’imagine pas comment des «coussins», des «divans», des «lits», des «chemises» ou d’autres «vêtements» pourraient ne pas être tactiles. En retour, l’auteur ne précise pas les particularités qui pourraient faire contribuer ces objets à «l’art du tact».

On remarque également deux contradictions de méthode, symptomatiques de l’inexpérience du théoricien. D’une part, Marinetti ne distingue pas la diversité des perceptions que procurent le toucher actif et le toucher passif. Sous le numéro 2, il décrit très justement les «voyages de mains» sur les «tables tactiles […] qui permettent aux mains d’errer sur elles en suivant des traces colorées, réalisant ainsi un déroulement de sensations suggestives et évocatives». Mais il ajoute aussitôt que leur «rythme tour à tour languissant, cadencé ou tumultueux est réglé par des indications précises», puis, sous le numéro 9, il imagine que dans les «théâtres tactiles», «les spectateurs assis appuieront les mains sur de longs rubans tactiles qui rouleront en produisant des harmonies de sensations tactiles avec des rythmes et des vitesses différentes. Ces rubans tactiles pourront aussi être disposés sur de petites roues tournantes». Or l’effet produit n’est pas du tout le même dans les deux situations (lire la note 4 en fin d’article).

D’autre part, pour réveiller son propre tact anesthésié et celui de ses spectateurs, Marinetti hésite entre l’entraînement progressif et la privation. Il décrit ainsi sa première impulsion: «j’ai commencé par soumettre mon tact à une cure intensive, en localisant les phénomènes confus de la volonté et de la pensée sur différents points de mon corps et particulièrement sur la paume de mes mains». Mais il propose ensuite d’«intensifier le tact des paumes de nos mains, en les tenant pour plusieurs jours gantées pendant que le cerveau s’efforcera de condenser en elles les désirs de sensations tactiles différentes». Dans le second cas, il semble confondre le repos et l’empêchement, comme si porter un casque antibruit équivalait à écouter le silence. Peut-être reproduit-il aussi, à son insu, la confusion scolastique de la multitude des sensations corporelles avec l’érotisme génital, dont «le désir s’accroît plus l’effet se recule» (Jean Racine).

Actualité du «manifeste» et postérité de l’art du tact?

Malgré son ironie et sa prédilection pour l’événementiel demi-mondain, demi-scandaleux, trois phrases du reportage d’André Rigaud sur la soirée du 14.01.1921 résument parfaitement ce qui, un siècle après, constitue toujours l’actualité stimulante du «manifeste»: «Le tactilisme est un art qui se propose de donner au tact humain des plaisirs de suggestion artistique aussi variés que ceux que nous éprouvons à l’aide des yeux et des oreilles. Pour cela une éducation du tact est nécessaire. Il importe également de cataloguer les diverses sensations». De fait, même s’il les développe de manière fragmentaire et parfois approximative, Marinetti
• formule l’intuition du «lyrisme tactile des formes» et des «combinaisons harmonieuses ou entrechoquées» entre les propriétés tangibles (lire notre article Des mots pour toucher);
• considère comme transitoire «l’insensibilité de la peau, qui est encore une médiocre conductrice de la pensée» et conçoit ses catégories comme «une première échelle éducative du tact» pour les «nouveaux initiés qui n’ont pas encore éduqué suffisamment leur sensibilité tactile» (lire notre article Le toucher une friche éducative à mettre en culture);
• recommande que «le tactiliste exprime à haute voix les différentes sensations tactiles que lui donnera le voyage de ses mains». Ainsi, la verbalisation lui permet, en décrivant la «table» Soudan-Paris, de devenir attentif aux températures «fraîches» ou «brûlantes» et aux textures «rudes, grasses, piquantes» ou «glissantes».

Force est de constater que le visuocentrisme obsessionnel de la culture occidentale récente a longuement retardé le développement de l’art du tact. Edith Clifford Williams interrompit sa carrière de plasticienne dès 1918, à la mort de son père. Constantin Brancusi ne poursuivit pas ses recherches dans cette direction. Marcel Duchamp le fit de manière seulement épisodique, et sa célèbre série de 999 seins en caoutchouc, Prière de toucher, fut puritainement interprétée comme une antiphrase. Marinetti lui-même ne fit guère école en Italie.

Depuis cinquante ans, plusieurs démarches singulières montrent cependant la fécondité des recherches esthétiques tactiles: nous renvoyons par exemple à nos articles
Des bustes modelés les yeux bandés à découvrir dans le noir
Des graffs pour le toucher
Musées d’aujourd’hui laissez votre peau au vestiaire
Paysages tactiles une flânerie urbaine en plein Belleville
Promenons-nous dans les doigts avec Marie-José Pillet
ou Quitterie Ithurbide, une belle démarche interrompue.

Note 4

En 2016, l’artiste néo-zélandaise Kate McIntosh a créé à Bruxelles la performance collective In many hands, que Marinetti aurait sans doute pu reconnaître comme du «théâtre tactile». Son ressort principal consistait à faire circuler entre une quarantaine de participants assis dans l’obscurité des dizaines d’objets parfois sonores ou odorants, mais toujours stimulants pour le toucher. Lors de la séance du 17 mars 2018 à Montpellier, l’un de ces objets était une bande de papier de plusieurs mètres parsemée d’inscriptions en écriture braille. Or le mouvement continu du ruban a empêché la plupart des participants d’identifier la présence même des reliefs, et celles ou ceux qui connaissaient le braille de déchiffrer les mots défilant sous leurs doigts. Pour y parvenir, il aurait fallu que chacun puisse activement déplacer ses doigts sur les gaufrures.

Références

Marinetti, Filippo Tommaso, 1921, «Le tactilisme, un art nouveau inventé par le futurisme», Comoedia 2953, 16.01.1921, Gallica.
Rigaud, André, 1921, «À la Maison de l’Œuvre M. Marinetti nous révèle le «tactilisme»», Comoedia 2952, 15.01.1921, Gallica.
Fréchuret, Maurice, 2004, Le Mou et ses formes. Essai sur quelques catégories de la sculpture du vingtième siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon.

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Photographies d’illustration: Geralt pour Pixabay.com et Guggenheim.com pour le tableau « Soudan-Paris ».