Ce volume propose, sur 182 pages, 19 articles de longueur et d’intérêt très inégaux autour du toucher: de la chronique badine à la recherche novatrice en passant par le poème, le témoignage, la note de lecture, etc. Nous ne mentionnons ici que les plus enrichissants.

 

Deux mains mises en coupe abritent dans leur creux, en pleine nature, du duvet de pissenlit

 

Trois membres de l’AFONT contribuent à ce numéro d’Approches. En ouverture de la rubrique «Philosophie», Marion Chottin offre une synthèse claire et documentée des arguments qui font du siècle dit «des Lumières» non «pas celui de la vue, mais du toucher»: «la métaphore par laquelle on le désigne dissimul[e] une promotion inédite du sens qui, jusqu’alors, avait été le plus souvent assimilé à l’animalité» (page 61). «Tous les philosophes lui reconnaissent une puissance épistémique inédite. Une majorité d’entre eux lui attribue une primauté sur celui de la vue» (page 69). Certes, ils admirent souvent les résultats de l’optique scientifique, mais ils se dressent contre «une certaine conception de la vue –celle qui fait d’elle, comme chez Descartes, le sens de l’immédiateté, voire de la saisie sans reste, par le sujet, de ses objets de pensée» (pages 63-64). «On pense alors aux antipodes de nos opinions contemporaines: la vue n’est pas le sens de la distance et de l’espace, mais de l’intériorité et de l’indéterminé –du repli sur soi et du non monde» (page 69).
Anaïs Choulet-Vallet «propose une épistémologie handiféministe du toucher de soin» page 73), en croisant les approches de l’étude des genres et de l’étude des in/capacités. Elle rend perceptible, dans les théories et les pratiques dites du care, «un rapport ambigu à la matérialité et à la sensibilité». D’une part, prendre soin d’autrui implique le «contact avec des matières sales telles des excrétions corporelles, ou toxiques tels des produits détergents» (pages 73-74). D’autre part, porter attention à autrui «se confronte à ce qui cristallise la vulnérabilité de l’espèce humaine: l’enfance, la vieillesse, la mort, la maladie, etc.» (page 76). La chercheuse «suggère par conséquent une reconfiguration de l’activité soignante» qu’on ne saurait résumer en quelques lignes (page 89).
Sous la rubrique «Littérature», Bertrand Verine montre l’émergence, au tournant des XIXe et XXe siècles, d’une mise en discours de la sensorialité, qui a ensuite été diversifiée par des écrivains de plus en plus nombreux (page 122): il en prend pour exemples quelques extraits particulièrement tactiles de Stefan Zweig. De son côté, Anne-Marie Baron rend saillantes les figurations douloureuses du toucher dans l’abondante œuvre de Balzac, et les explique par «une carence du moi-peau», ce «fantasme infantile d’une peau commune à la mère et à l’enfant, qui serait à la fois contenant, interface délimitant le dehors, barrière protectrice, lieu et moyen primaire d’échange» (page 132).
Les trois articles de la rubrique «Médecine» conjuguent de manière remarquablement juste le récit d’expérience, l’autoanalyse et les apports théoriques. Le professionnalisme et l’émotion de Jean-Daniel Lalau, de Nadine Satori et de Michèle Piazza d’Olmo (pages 27-59) trouvent des prolongements substantiels dans le travail déjà cité d’Anaïs Choulet-Vallet et dans ceux d’Éric Fiat (pages 157-167), puis de Katerina Zekopoulos (pages 175-180). Ainsi Jean-Daniel Lalau tire-t-il de son expérience de clinicien cette description de la relation tactile: «c’est cela, le toucher : un petit rien, qui fait tout. Le sens, et le sens du sens. Un sens parmi les sens, certes, mais un sens à part. […]C’est un sens qui donne à découvrir en allant. Un sens qui donne, tout court. Et c’est en fonction de la sensation provoquée, chez le donataire comme chez le donateur, que le toucher évoluera. Il est affaire de médiation » (page 40).
En écho, voici la conclusion de la méditation d’Éric Fiat sur le tact de l’organiste et celui du soignant: « nous voulons proposer que l’art de toucher doive consister tout entier dans l’hommage que la main rend à la distance qui la sépare encore de ce qu’elle va finalement toucher. Le moment du contact même –car il devra bien y avoir contact pour qu’il y ait toucher!– n’abolira qu’en partie ladite distance puisque celle-ci continuera de se faire sentir après qu’elle aura été abolie, en ceci que la main de celui qui sait toucher prend la mesure sans prendre le pouvoir. (…] nous pourrions faire du tact la juste et fragile mesure entre le prendre et le laisser, l’hommage d’une patience attentive à la timidité de ce qui se donne à toucher» (pages 165-166).
L’AFONT partage le constat d’Anaïs Choulet-Vallet qu’aujourd’hui «la relation tactile est toujours chargée de représentations liées au genre et à la sexualité» (page 80). Afin de trouver une issue à cette impasse historique, nous reprenons à notre compte l’interrogation par laquelle Catherine Dolto conclut l’ensemble du dossier: «parler s’apprend, pourquoi continuer à faire comme si le langage du tact qui nous meut au plus intime, au plus archaïque, serait inné?» (page 188). Et pour dépasser ce que l’«archaïque» peut avoir de régressif, nous faisons nôtre le programme formulé par Éric Fiat: «toute une palette, tout un nuancier, tout un herbier sont à inventer, entre la main que son défaut d’égards conduit à faire main basse sur ce qu’elle touche et la main que son excès d’égard conduirait à ne pas même toucher ce qu’elle devrait toucher» (page 166).

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