Ce petit livre de combat (54 pages) est paru début 2023 dans la collection Sursauts des éditions Arkhê, avec le sous-titre «Comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes». Voici, en très bref, ce qu’il apporte à la Fondation du toucher.

 

Couverture conçue par les éditions Arkhê. Sur fond blanc, le titre "Eloge de la main" est écrit sur trois ligne, en grandes majuscules dorées. Le nom de l'auteur, en noir et plus petit, est intercalé entre ces lignes de titre. Le sous-titre "Comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes" apparaît en-dessous, sur trois lignes, en noir. Le reste du texte est le résumé habituellement placé en quatrième de couverture, encadré par un guillemet ouvert en haut et une lettrine dorée: "Le toucher nous ancre dans la vie. Le tact fonde notre lien à l'autre. La main pense. Les gestes créatifs, ceux des artistes et des artisans ou ceux que nous produisons au quotidien, réveillent en nous la liberté de gestes qui ouvrent et pas simplement de gestes qui prennent et se servent. Ils permettent une meilleure compréhension de notre présence au monde et de notre manière de l'habiter." En bas, à gauche, le nom des éditions en noir et celui de la collection "Sursauts" en doré.

 

Nous signalons sans nous y arrêter que l’auteur inscrit sa démarche dans le contexte actuel des dysfonctionnements du modèle de développement occidental et, en particulier, de la crise environnementale. Nous présentons seulement trois axes majeurs, qu’il appuie, entre autres, sur les œuvres de Maurice Merleau-Ponty et de Gaston Bachelard «pour penser une esthétique et une éthique du tact» (page 14).

Reconsidérer nos gestes

L’auteur introduit sa réflexion par une liste non exhaustive de «gestes créatifs, ceux des artistes et ceux mobilisés dans les milieux professionnels, [qui] réveillent en nous –parce qu’ils la laissent traverser et résonner en eux– la liberté de gestes qui ouvrent, et pas simplement de gestes qui prennent et se servent. Ils activent et renouvellent la compréhension du sens de notre présence au monde, de ce que signifie non seulement être là sur la Terre mais y être pour l’habiter» (page 13).
Il amorce ainsi sa conclusion: «s’ouvre là un double chantier:
–préciser ce qu’est un geste compris comme culture sensible d’une relation affectueuse au monde;
–travailler, dans une démarche d’écologie de l’attention, à une collecte partant en reconnaissance de tous ces gestes, valorisant tout autrement que par une description extérieure et insensible, notre relation aux autres et à la nature» (pages 42-43).

Défendre le toucher et le vivant contre les excès du voir

«Valoriser le toucher, et avec lui la dialectique touchant/touché, c’est inviter à penser notre modalité de présence au monde en rompant avec le prestige du visuel qui distancie et qui, de façon panoramique, nous présente le monde comme une réalité ordonnée. Il y a une pulsion de voir pour savoir, pour pouvoir, qui encourage la domination d’un regard mettant le monde en perspective. Il le met à distance, le “tient à distance” jusqu’à être distant, pour mieux le maitriser et ne pas s’en trouver affecté» (page 21).
En retour, «toucher et se laisser toucher par la nature, dans la douceur des matières molles ou l’énergique ténacité des matières résistantes, c’est être convoqué dans sa présence de vivant, sa subjectivité et ses capacités de réplique sensible aux textures du monde» (page 23).

Être touché

Comme beaucoup d’auteurs francophones, Jean-Philippe Pierron utilise la force persuasive du hasard historique qui veut qu’être touché signifie à la fois, au sens premier, ressentir un contact cutané, et dans un sens très dérivé, éprouver une émotion. Nous rappellerons que ce n’est pas le cas dans les autres langues issues du latin, et que le sens d’émotion doit en fait être relié à des mouvements comme être remué, secoué, retourné ou bouleversé. Ce qui nous intéresse est que, contrairement à tant d’autres, l’auteur ne se paie pas de mots, et n’exploite pas l’ambivalence sémantique pour escamoter la perception concrète au seul profit du sentiment, selon le modèle: [être touché affectivement sans toucher corporellement].
Il affirme en effet: «en amont de la métaphorisation, […] l’être touché mobilise un type d’expérience qui refuse de céder trop facilement à l’opposition entre la vie interne de la conscience et le monde qui lui ferait face, dans la fameuse relation sujet/objet» (page 29). «Cette relation du touché n’est pas de l’ordre d’un rapport cognitif ou de représentation. […] Il s’agit là d’une connaissance par corps. Le corps vécu s’engage dans des épreuves du monde qui ne le laissent pas indemne. Autant d’événements biographiques,

  • minuscules dans les micro-pratiques quotidiennes qui exigent dextérité, prises fines, effleurements;
  • majuscules lorsque les prises en force mobilisent une énergie vive;
  • traumatiques lorsque mains et doigts retrouvent leur fragilité relationnelle dans des accidents.

La main, tellement envisagée fonctionnellement du point de vue de sa possibilité de prise, ne doit pas faire oublier la “gloire de la main”. Celle-ci nous reconduit, avant les soucis d’efficacité ou de dextérité, à ce qu’elle nous met en contact avec la portance du monde. À la main qui, au premier plan, déploie une visée intentionnelle d’emprise, doit faire place la main qui, à l’arrière-plan d’ordinaire relégué par les intérêts, nous met en prise confiante avec le monde» (page 36).

Note

L’expression «gloire de la main» renvoie à Gaston Bachelard et au recueil de textes de huit auteurs, illustrés par des gravures de seize plasticiens, paru en 1949 sous le titre À la gloire de la main. Le titre Éloge de la main fait écho à celui de l’essai publié par Henri Focillon en 1934, dont on peut lire le texte sur notre site.

Bonus: «nous voulions nous servir de nos mains», Miriam Josi, designeuse
Dans Télérama 3862 du 17 janvier 2024, Xavier de Jarcy présente cinq jeunes stylistes incluant l’écologie dans leur processus créatif. Parmi eux, au moins trois ont aussi des motivations tactiles. «Être artiste ou designer, c’est inventer des formes. Mais depuis quelques années, cela veut dire aussi rechercher de nouveaux matériaux. De plus en plus, des créateurs en quête d’indépendance, d’écologie et de poésie se changent en chercheurs en blouse blanche. Ce foisonnement a même donné lieu à la première édition d’une biennale, Amour vivant, à Paris l’automne dernier. C’est aussi l’objet de l’expo “Précieux déchets”, en ce moment à la Cité des sciences, à Paris».
À l’école de design, «“nous étions frustrées par les matériaux que nous devions utiliser, raconte Miriam Josi. Un peu de bois parfois, mais surtout du polystyrène expansé et de la résine plastique. Il fallait manipuler ces produits toxiques issus de la pétrochimie avec un masque et des protections. Or nous voulions nous servir de nos mains”». En 2020, elle et sa consœur Stella Lee Prowse ont eu «l’idée de creuser l’empreinte d’une chaise directement dans la terre, et d’y verser un substrat inoculé de mycélium de pleurote. En deux semaines environ, la chaise est apparue. Avec cette méthode, le tandem envisage maintenant de produire localement et à échelle réduite des objets à usage éphémère pour de petites scénographies, des festivals, des événements sportifs. “On pourrait aussi cultiver des emballages à la ferme pour les fruits et légumes. Et il existe sûrement beaucoup d’applications auxquelles nous n’avons pas pensé.”»
«Pour Lucile Viaud, 30 ans, tout démarre aussi par une frustration, pendant son cursus de design de produit à l’école Boulle. “Dessiner en 3D sur ordinateur et appliquer un matériau sur une forme ne me parlait pas du tout. Je voulais créer un objet en fonction des propriétés de chaque matière, et pas l’inverse”». Alors qu’elle s’intéresse surtout à la couleur, elle rencontre la tisserande Aurélia Leblanc, qui «invente des textiles inédits et surprenants à partir de métal, d’aloès et même de bananier. “Tout nous opposait. Lucile se situe dans un monde de pesanteur et de transparence, et moi de légèreté et de souplesse. Nous avons décidé d’associer les contraires”. Le résultat est un textile de 4 mètres de long pour le plafond de La Butte, le restaurant du chef Nicolas Conraux, à Plouider, dans le Finistère. Un mélange jamais vu de lin et de fil de verre». Ce premier objet ne se touche pas, mais d’autres suivront.

Références
Pierron, Jean-Philippe, 2023, Éloge de la main : comment le toucher soigne notre présence au monde, aux autres et à nous-mêmes, Paris, éditions Arkhê (collection Sursauts).
Jarcy, Xavier de, 2024, «Le plastique, c’est archaïque», Télérama 3862 du 17 janvier 2024.

Image d’illustration: Couverture des éditions Arkhê, 2022.