Le Royaume désuni, nouveau roman du grand narrateur britannique s’ouvre sur les premiers spectacles annulés par la pandémie de 2020, et se clôt sur le vécu du confinement par plusieurs des personnages. L’auteur prête à Peter Lamb une des analyses dont il est friand.

 

Deux petits bonshommes de style Lego, composés de cartons de livraisons (un colis pour la tête, un pour le corps et pour chaque membre avec logo Amazon) se font face à travers une vitre. Leurs visages composés de deux yeux et une bouche dessinés expriment l'étonnement de ne pas pouvoir se toucher.

 

Le nouvel opus de Jonathan Coe suit quatre générations de la famille Lamb, au fil de sept dates-clés dans la conscience collective de la société britannique, de 1945 à 2020. Comme indiqué dans notre article Imaginaire littéraire, l’avenir de nos sensations selon Jonathan Coe, l’univers de cet écrivain est classiquement rendu perceptible par des notations visuelles, mais aussi, beaucoup plus que chez les autres auteurs, auditives. Ce trait s’affirme particulièrement dans Le Royaume désuni, où Mary (seconde génération) regrette de ne pas avoir fait du piano son métier, tandis que Peter (troisième génération) mène une carrière de chambriste au violon, et que Lorna (quatrième génération) vit sa première tournée comme contrebassiste de jazz.
À l’occasion du confinement, Peter prend conscience de deux types de «relation que l’on entretient avec son propre corps», corps «valise» pour les uns, corps «énergie» pour les autres:

«Pendant cette période, il m’arrive de m’interroger: que signifie-t-elle, cette pandémie? Pour moi, et pour ceux qui m’entourent? Et je me rends compte que la réponse à cette question dépend, dans une large mesure, de la relation que l’on entretient avec son propre corps. En ce qui me concerne, je découvre que je ne suis pas quelqu’un de très tactile. Prendre les gens dans mes bras ne me manque pas vraiment. Mon propre corps ne m’a jamais tellement intéressé. Pour moi, ce n’est que la coquille qui contient ma conscience, la valise dans laquelle je promène toutes mes pensées, mes sentiments, et je ne lui prête pas plus d’attention qu’on en accorde à une valise qu’on range dans un placard, au retour des vacances. C’est pourquoi, même si je ne peux pas travailler et que je commence à m’inquiéter de savoir si j’aurai assez d’argent pour m’en sortir dans un avenir proche, à d’autres égards, la pandémie ne change rien d’essentiel pour moi. Mais pour certaines personnes, c’est différent: c’est différent pour ceux qui continuent à aller travailler, à fournir tout ce dont nous dépendons, nous, les autres; c’est différent aussi pour les jeunes arrachés à leurs amis, à l’école ou à l’université, ceux dont les vies ont été brutalement interrompues. C’est différent pour ma mère, qui a toujours été une sportive, quelqu’un d’athlétique, dont le corps est une composante intrinsèque de qui elle est, et qui croit de tout son cœur que la vraie valeur d’une conversation dépend du fait que les deux personnes occupent le même espace physique. Pour elle, ce confinement, ces séparations forcées sont une forme de torture.» (pages 463-464)

Après les retrouvailles avec sa mère, Peter Lamb admet pourtant: «C’est le fait de parler qui compte. Et plus encore, le fait d’être ensemble, de partager le même espace, nos deux corps puisant de l’énergie dans leur proximité mutuelle.» (page 467)

Référence
Coe, Jonathan, 2022, trad. fr. Marguerite Capelle, Le Royaume désuni, Gallimard.

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Photographie d’illustration: Alexas_Fotos pour Pixabay.com