En 1996, le sociologue Jean-Claude Kaufmann analysait 22 lettres de lectrices reçues après la publication dans Ouest France et Femme actuelle de deux présentations de son livre La Trame conjugale (Nathan, 1992). L’article offre des beaux témoignages sur la tactilité.

 

Sur un balcon, en plongée, une chatte est installée de tout son long pattes tendues sur un linge en train de sécher sur l'étendoir.

 

Ce travail peut paraître daté, dans la mesure où il n’analyse pas en terme d’assignation genrée le système d’injonctions sociales et d’aliénations personnelles auquel participe le soin et « l’amour » du linge. Mais, à rebours, un de ses grands intérêts réside dans les contradictions propres à l’époque de sa rédaction: il témoigne d’un moment historique, il y a un quart de siècle, où cohabitaient des femmes ayant appris à repasser avec un fer chauffé sur la cuisinière, puis connu le fer électrique et le fer à la vapeur, et des femmes nées à l’époque des boutiques de blanchisserie, teinturerie ou pressing, puis de la tolérance, voire de la mode du linge non repassé. Ainsi, «de nombreuses lettres déplorent l’abandon du terme ancien de “lissage” remplacé par l’inexpressif “repassage” quand ce n’est pas par le “pressage”: “on ne lisse plus avec amour, on presse avec diligence” (lettre n° 14)» (page 40).
L’auteur prend donc soin de rappeler à plusieurs reprises que d’«autres femmes, pour qui le repassage est avant tout une “corvée” dont elles cherchent à se débarrasser le plus vite possible, n’étaient par définition pas motivées pour écrire de longues lettres sur le repassage (elles ont envoyé quelques mots brefs et vengeurs en des termes parfois très vulgaires)» (pages 38-39). Deux courts extraits permettent de résumer cette opposition: «“C’est perdre du temps que de repasser des choses si vite fanées après quelques heures d’utilisation” (madame P., lettre n° 19)» (page 45) versus «“Ah! cette odeur, ce travail, ce beau, qu’ils saliront et que je recréerai indéfiniment” (lettre n° 4)» (page 40).
Du point de vue sensoriel (que nous privilégions), «le repassage amoureux fait émotionnellement vibrer le corps. Le regard, l’odorat, le toucher, et même l’ouïe, sont convoqués pour recueillir les émotions: “J’aime l’odeur du linge chaud, le contact du tissu lisse, le bruit même de la vapeur sortant du fer” (lettre n° 15)» (page 39). L’ouïe reste anecdotique, et le regard est surtout satisfait après coup, par le spectacle des piles de linge soigneusement rangées, ou du tombé «impeccable» des vêtements quand on les étrenne. Sans surprise, c’est «l’odeur du linge repassé, étroitement mélangée à des souvenirs mythifiés de l’enfance, [qui] est omniprésente dans la construction du plaisir» (même page). Nous citerons ici exhaustivement la section consacrée au toucher, et lui ajouterons quelques autres fragments suggestifs.

Émotions tactiles (pages 39-40)

«Très liée à l’odeur, la perception diffuse ou plus directement tactile de la chaleur du linge semble très importante. Certaines lettres décrivent un imaginaire purificateur et la fonction hygiénique du repassage qui détruit les microbes. Mais ce n’est pas cette chaleur qui est évoquée dans le plaisir le plus intime. Cette dernière est d’abord directe, personnelle, corporelle, résumée au plaisir du toucher, au “contact agréable avec le linge chaud, puis tiède” (lettre n° 10). La main qui se pose si fréquemment n’a en fait que peu d’utilité fonctionnelle. “Je crois que tout d’abord, il y a cette chaleur qui émane du linge, chaleur que l’on essaie de s’accaparer en posant après le passage du fer la main à plat sur le tissu défroissé” (lettre n° 18). Cette chaleur ressentie est pour madame G. ( même lettre) “génératrice de calme, de sérénité, d’apaisement”. Peut-être parce qu’elle “rappelle instinctivement celle du foyer où l’on est en sécurité, où il fait bon vivre” (lettre n° 10).»
«Le plaisir du toucher, caresse du linge tiède et lisse, […] s’intègre inéluctablement dans un imaginaire des corps aimés caressés. “J’ai l’impression de déshabiller la famille” (lettre n° 11). Le vêtement est si proche de la peau, la caresse du linge si amoureuse, que le corps ne saurait être très loin dans l’imaginaire. “Il y a aussi ce moment privilégié où l’on peut toucher, caresser les vêtements portés par ceux que l’on aime comme si c’était réellement eux que l’on effleurait. Déplisser une chemise par exemple se fait presque comme une caresse sensuelle. On commence par le col, qui épouse si parfaitement le cou, les poignets, les manches puis le corps qui, posé à plat, laisse imaginer un buste bien large, sécurisant… Boutonner cette même chemise rappelle ce geste maternel, protecteur, que l’on avait oublié car très vite les enfants vous interdisent de les habiller. Repasser la layette d’un bébé que l’on prépare avant la naissance, c’est visualiser ce petit être qui sera bientôt là. Et quand il est bien présent, repasser ces fins habits permet le prolongement de toutes les caresses” (lettre n° 18).»

Souvenirs tactiles de l’enfance (page 41)

Madame T. (lettre n° 16) «garde un souvenir fort de la discipline des gestes, réglée comme une danse» pour le pliage des grandes pièces: «“On tenait l’une la tête du drap, l’autre le pied, on pliait alors en deux dans le sens de la longueur, puis en quatre. À ce moment, on avançait la jambe droite et on tirait très fort, puis on pliait en huit, on tirait encore et on se rapprochait l’une de l’autre et maman finissait de plier le drap sur une table: c’était impeccable, bien que ce cérémonial m’horripilât”».
On remarque également que la tactilité et la kinesthésie contribuent à la réussite de l’activité dans l’évocation par cette même rédactrice de «l’employée de maison espagnole, qui chauffait ses fers sur une potagère (grille où l’on déposait des braises) dégageant une chaleur intense dans la pièce. “Munie de chiffons de flanelle judicieusement pliés pour ne pas se brûler en prenant les fers, cette femme en choisissait un, l’approchait de sa joue pour apprécier la température, et pour faire son diagnostic, elle projetait un petit jet de salive sur la semelle du fer et, en fonction du bouillonnement obtenu, elle repassait ou remettait ses fers au feu. Auparavant, elle essuyait son fer sur un carré de tissu épais, afin de nettoyer la semelle du fer et essayait en même temps sa force de glisse. Si elle estimait que le fer glissait mal, elle avait à portée de la main un petit morceau de bougie qu’elle passait rapidement sur la semelle chaude et essuyait très vite”».
Une autre informatrice témoigne du caractère à la fois visuel et tactile de la consistance: «“C’était l’époque aussi de l’amidonnage. C’était une opération délicate: trop d’amidon rendait le linge comme du carton, pas assez et il était trop mou. Et puis il y avait les voilages qui étaient en coton et qui eux aussi pour se tenir étaient amidonnés. Frais posés sur les fenêtres, c’était très joli! Mais gare au brouillard ou à l’humidité si fréquente en Gironde: les rideaux pendaient alors lamentablement” (lettre n° 14)».

Ambiguïtés du plaisir

«La plupart du temps toutefois, la sensation de plaisir est globale et diffuse, ne distinguant pas ce qui est immédiatement sensoriel, le “plaisir charnel du linge propre” (lettre n° 4), de ce qui émane de la fierté du travail accompli, ou du lien familial, ou encore des souvenirs d’enfance» (page 40). La majeure partie de l’article s’intéresse donc à la place du repassage dans la vie des femmes, à l’histoire de ses modes d’apprentissage et au statut social qui lui est attaché. Comme indiqué plus haut, le sociologue témoigne alors des contradictions de la fin du XXe siècle, en donnant toujours la priorité à la représentation idyllique des phénomènes et en concédant comme à regret son caractère illusoire.
Ainsi (page 39), sous l’intertitre «Musique et télévision», il semble adhérer à l’idée que le repassage puisse être «un moment totalement à soi, officiellement de travail et de dévouement aux autres, secrètement de plaisir personnel», tout en admettant que «la double activité (de travail avec les mains et de loisir avec les yeux et les oreilles) crée l’illusion de résoudre les difficultés inhérentes à chacune d’entre elles: le repassage devient moins pénible car on se détend en regardant la télévision; la pratique de loisir se fait sans mauvaise conscience car l’on est “principalement” occupé à travailler. L’important est de “se sentir l’esprit libre sans culpabiliser car les mains sont occupées” (lettre n° 10)».
De même (pages 45-46), il part de l’idée que «le repassage apparaît à première vue comme une activité collective: effectuée par la femme pour le groupe domestique qui en retour reconnaît son travail», avant d’observer: «à y regarder de plus près cependant, l’on constate que les usagers de ces services gratuits ont généralement une très faible connaissance du travail fourni et une aussi faible reconnaissance pour les efforts et la compétence qu’il nécessite. […] Il y a donc illusion d’activité collective, car elle ne fonctionne ainsi que dans un seul sens».
De même encore, il pose (page 42) que «de mère en fille le savoir ménager et en particulier le savoir et les gestes du linge se perpétuent par imitation et apprentissage de techniques, jusqu’à constituer un attachement identitaire profond de la femme au linge». Mais il conclut (page 46): «si les gestes ont un sens clair et évident pour celle qui les met en œuvre, si l’esprit des gestes fait corps avec leur mise en mouvement, si le repassage apparaît comme important et naturel, s’il s’intègre à un rythme temporel sans contradictions avec d’autres injonctions, il y a toutes chances pour qu’il se déroule avec aisance, voire avec plaisir. Si au contraire la question du pourquoi (pourquoi le repassage de ceci? pourquoi moi? pourquoi maintenant?) crée une distance entre les idées et les gestes, si le repassage est considéré comme une corvée dont il convient de se débarrasser rapidement, il y a toutes chances pour qu’il devienne pénible».

Lire l’article sur ur.booksc.me.

Photographie d’illustration: Cathy Verine.