En 2021, paraissaient les versions françaises de deux essais anglo-saxons bousculant nos idées reçues sur le sommeil. Nous en chroniquons les éléments qui concernent le rapport à soi et le contact avec autrui, en complétant les recensions accessibles sur internet. …
La journaliste Sara de Lacerda a anticipé ces deux traductions pour un hors série du magazine Sciences et avenir consacré au sommeil et aux rêves. Elle cite deux des auteurs: Roger Ekirch, historien à l’Institut polytechnique de Virginie (États-Unis), qui impulse depuis 2001 les études pluridisciplinaires sur le sommeil (sleep studies); et Nadia Durrani, qui a été rédactrice en chef de la revue Current World Archaeology, et qui publie régulièrement avec Brian Fagan, anthropologue de l’université de Californie (États-Unis).

 

Gravure extraite d'une version du Petit Chaperon Rouge. Un immense lit à baldaquin occupe toute l'image qui est noyée dans des tentures à fleurs, volants sous le sommier et linges de lit épais. Tous les motifs possibles sont mêlés. De profil, le Petit Chaperon Rouge est en train de lentement tirer sur un côté du rideau, découvrant le Loup en charlotte de nuit de Grand-Mère, se couvrant l'intégralité du corps d'une des épaisses couvertures ramenées sur lui, gueule ouverte comme dans un mouvement de surprise.

 

 

Pour citer cet article:
AFONT, 2023, «Manières de dormir: tactilité et diversité des usages», disponible sur http://fondationdutoucher.org/manieres-de-dormir-tactilite-et-diversite-des-usages.

Infrastructure: de la litière au lit

Dans un autre numéro de Sciences et avenir, Sara de Lacerda (2020a) rapporte la découverte d’une litière fossilisée datant d’environ -200 000 ans, la plus ancienne connue à ce jour, à Border Cave (KwaZulu-Natal, Afrique du Sud). Elle est constituée de couches de branchages (de type jonc), de feuilles aromatiques insectifuges et larvicides (comme celles du camphrier) et de cendre. Les spécialistes en déduisent que «les tapis d’herbe ont été régulièrement brûlés, vraisemblablement par souci d’hygiène, et la cendre utilisée comme sous-couche isolante et, probablement, pour se protéger des insectes rampants et des tiques». Cela permettait d’«allonger la capacité d’occupation des lieux. Une pratique qui suggère en outre des aptitudes cognitives et sociales complexes dès cette époque: on ignorait jusque-là qu’il y a 200 000 ans, les chasseurs-cueilleurs nomades étaient déjà capables de protéger leur campement des parasites, grâce à leur maîtrise du feu et à leur connaissance des plantes médicinales.»
Ces propriétés tactiles de moelleux, de tiédeur, de protection contre les piqûres, les morsures et les démangeaisons ont ensuite été obtenues grâce aux fourrures d’animaux dans les zones froides ou aux nattes tissées dans les zones chaudes (lire nos articles Faire avec le sable et L’architecture a aussi des motivations tactiles). Puis, «dès le Néolithique, on s’est […] efforcé de parer au froid, aux insectes et aux prédateurs en se détachant du sol» par des banquettes maçonnées ou en bois, parfois surélevées au niveau de la tête, comme dans l’Égypte ou la Rome antiques.
Sara de Lacerda (2020b) résume ainsi la suite de l’évolution: «En Europe, le “lit complet”, se composant d’un châlit en bois garni d’un fond de planches ou cordé et rembourré d’une paillasse, apparaît au 12e siècle dans les châteaux, puis chez les riches bourgeois. Immense, puisqu’il peut atteindre 4 mètres sur 3,5, il est placé sur une estrade en bois à proximité de la cheminée; on y accède par un escabeau ou un marchepied. C’est un objet de grande valeur, précise Nadia Durrani: “jusqu’à récemment, le lit était l’objet le plus convoité et le plus cher du mobilier domestique.” […] Une grande part de la population rurale investit entre le 16e et le 18e siècle dans des lits à colonnes, tapissés et pourvus d’une garniture complète qui représentent alors près de la moitié de la valeur totale des biens qu’elle possède. C’est seulement au 19e siècle, avec la fabrication du lit en fer, que le lit cessera d’être symbole de richesse». Les études récentes montrent que sa largeur, qui était tombée à 1m40 pour un couple, a recommencé à augmenter, notamment avec la pratique du lit double de deux fois 90 cm.

Sociabilité: du collectif à l’intime

«Le sommeil collectif est la règle pour la majeure partie des Européens jusqu’au 19e siècle, même si les familles les plus aisées s’en affranchirent plus tôt. “Un compagnon de lit procurait chaleur, sécurité et amitié. Dans les foyers pauvres ou modestes, cela permettait de réduire le nombre de lits qui étaient chers et occupaient un espace précieux dans les petites maisons”, explique l’historien Roger Ekirch. […] Partager un même lit, en particulier avec un inconnu, par exemple au cours d’un voyage, obligeait par ailleurs à observer certaines règles de courtoisie».
C’est le sens premier du nom camarade, qui indiquait qu’on partageait la même chambre, donc –jusqu’au 18ème siècle– le même lit. Il est intéressant de souligner avec le Robert qu’«en parlant d’un homme et d’une femme, en camarades [signifie encore aujourd’hui] avec des relations d’amitié platonique. On peut continuer à se voir, mais en camarades. Sortir en camarades». Réciproquement, c’est de là que vient l’expression mauvais coucheur ou mauvaise coucheuse: selon le dictionnaire d’Émile Littré (1872), «qui fait du bruit la nuit, qui découvre son camarade, qui l’empêche de dormir» d’où, au sens figuré, personne «difficile à vivre, querelleuse».
«Pour les familles nombreuses en milieu rural qui en général ne possédaient qu’un seul lit, la place était souvent attribuée en fonction de l’âge et du sexe: les filles à côté de leur mère, les fils de leur père, la fille aînée contre le mur, les visiteurs ou étrangers sur le bord extérieur. Il s’agissait avant tout d’une question de sécurité, selon Nadia Durrani, car “plus on est nombreux, plus il y a d’yeux pour surveiller ce qu’il se passe”; c’était notamment un moyen de se protéger d’assauts sexuels non désirés». On constate ainsi que la gestion interpersonnelle et sociale des problèmes de violence sexuelle et d’inceste a posé question à toutes les collectivités humaines, mais que les réponses varient beaucoup selon les sociétés et selon les époques.
«Ce n’est que bien plus tard, à la fin du 18e siècle, que les médecins mesurent les conséquences épidémiques de cette promiscuité». Il est symptomatique que le nom promiscuité lui-même apparaisse en 1731. Selon le Trésor de la langue française, il signifie d’abord, comme en latin, «mélange ou entassement confus, assemblage disparate de choses abstraites ou concrètes». Mais il se spécialise rapidement pour désigner le «voisinage de personnes de mœurs, de milieux, de races ou de sexes différents dont le contact paraît choquant ou contraire à la bienséance». Si le jugement social s’est aujourd’hui atténué, le déplaisir de la perception s’est affirmé: «proximité […] ressentie comme désagréable ou néfaste moralement ou physiquement».
La séparation des lits, puis des chambres, participe donc en Occident à ce que Norbert Elias, précurseur de ce type d’études, a défini comme le mouvement «vers une “privatisation” sans cesse plus prononcée et plus complète de toutes les fonctions corporelles, vers leur rejet dans des enceintes spécialisées, vers leur déplacement “hors du champ visuel de la société”» (page 416):

Vêtements de nuit?

Sara de Lacerda précise que, «jusqu’à la Renaissance, on dormait nu, non sans avoir auparavant méticuleusement inspecté mobilier, linge de lit, vêtements, cheveux et corps à la recherche des omniprésents poux, puces et punaises. Pour le sociologue Norbert Elias, cette nudité valait surtout comme gage de bonne santé: “il était rare que quelqu’un gardât sa chemise pour dormir: et quand il le faisait on le suspectait de souffrir d’une tare physique, car s’il était normalement conformé, pourquoi tenait-il à cacher son corps?”» Le même auteur reproduit deux témoignages d’époque attestant qu’on pouvait marcher nu dans la rue pour se rendre de sa maison jusqu’aux bains publics.
Norbert Elias indique qu’en Europe, «la toilette de nuit spécialisée apparut à peu près à la même époque que la fourchette et le mouchoir», c’est-à-dire, très progressivement, à partir de la fin du 16e siècle (page 352). Elle a d’abord consisté, pour les hommes comme pour les femmes, en une chemise de nuit qui masquait les formes et n’était pas faite pour être vue. Il cite un article du journal états-unien The People qui, en 1936, considérait la chemise de nuit comme «symbole d’une virilité authentique» et la mode récente du pyjama, comme une coquetterie féminine (note 77, page 499). Pour lui, l’élégance récente des vêtements de nuit s’explique par le fait qu’on puisse à nouveau se montrer dans son sommeil ou au saut du lit, ce qui n’était plus le cas au 19e siècle.

On a ainsi un petit échantillon de la manière dont varient les paramètres tactiles du sommeil: espace disponible, température, consistance et texture de l’environnement, selon les milieux et les époques. Or ces facteurs ont nécessairement des implications sur la position du corps des dormeurs et des dormeuses, leur tension musculaire et psychologique, difficiles à reconstituer pour le passé et encore peu étudiées dans l’actualité. Il serait intéressant d’en avoir un panorama pour les autres cultures. Par exemple, Dan, l’Indien Lakota interviewé par Kent Nerburn, affirme à propos des colonisateurs européens de l’Amérique: «ceux qui avaient besoin de maisons avec des planchers et qui ensuite élevaient leurs lits au-dessus du sol, qui mettaient un matelas sur le lit pour être aussi loin que possible de la terre. Ces gens n’ont jamais su qui nous étions» (Ni loup ni chien, traduction française Charles Pommel, éditions du Sonneur, 2023, page 241).

Bonus: un asile pour personnes sans domicile dans les années 1920 en Angleterre

À côté de 1984 et La Ferme des animaux, l’œuvre du Britannique George Orwell est majoritairement journalistique et comprend plusieurs longues enquêtes sur des milieux spécifiques, telles que Dans la dèche à Paris et à Londres:
«La cellule, qui faisait quelque chose comme deux mètres cinquante sur un mètre cinquante de côté pour deux mètres quarante de haut, avait des murs de pierre et une toute petite fenêtre grillagée juste au-dessous du plafond. La porte était garnie d’un judas –exactement comme dans une cellule de prison. Le mobilier se composait, si l’on peut dire, de six couvertures, d’un pot de chambre et d’une conduite de radiateur. Je parcourus du regard mon logement avec la vague impression qu’on avait oublié quelque chose. Et tout d’un coup, avec un hoquet de surprise, je m’écriai:
«“Mais, nom de Dieu, les lits? Où sont-ils?
«–Les lits? fit l’autre, l’air interloqué. Il n’y en a pas. Tu te crois où, ici? Ça fait partie de ces asiles où on couche par terre. Tu ne vas pas me dire que tu n’as jamais connu ça?”
«Cette absence de lit n’avait, paraît-il, rien de particulièrement insolite dans un asile de nuit. Nous roulâmes nos vestons pour les caler contre le tuyau du radiateur, en vue de passer une nuit aussi confortable que possible. L’atmosphère était plutôt étouffante, mais il ne faisait pas assez chaud pour nous permettre d’étaler toutes les couvertures en guise de matelas, de sorte que nous dûmes nous contenter d’une seule pour rendre le sol un peu moins dur. Nous étions allongés à une trentaine de centimètres de distance, nous soufflant mutuellement notre haleine au visage, nos jambes nues s’entrechoquant à tout moment, et roulant inexorablement l’un sur l’autre à chaque fois que nous étions près de trouver le sommeil. On avait beau se tourner et se retourner c’était peine perdue. Quelque position qu’on adoptât, cela aboutissait à une sensation diffuse d’engourdissement, à laquelle succédait une douleur aiguë dès qu’on ressentait la dureté du sol à travers la mince couverture. On arrivait à s’assoupir, mais jamais pour plus de dix minutes d’affilée.»
Orwell, George, 1933, traduction française Michel Petris, 1982, Dans la dèche à Paris et à Londres, éditions 10/18, pages 199-200.

Références

Ekirch, Roger, 2021, traduction française Jérôme Vidal, La Grande transformation du sommeil: comment la révolution industrielle a bouleversé nos nuits, éditions Amsterdam.
Elias, Norbert, 1969, «Comment dormir», dans La Civilisation des mœurs, traduction française Pierre Kamnitzer, 2002, Calmann Lévy/Pocket, pages 345-362.
Fagan, Brian, et Durrani, Nadia, 2021, traduction française Hélène Collon, Une histoire horizontale de l’humanité, Albin Michel.
Lacerda, Sara de, 2020a, «À quoi ressemblait un lit il y a 200000 ans», Sciences et avenir 884, page 57.
Lacerda, Sara de, 2020b, «La chambre à coucher, toute une histoire!», Sciences et avenir hors série 203, pages 68-70.

Gravure d’illustration: Prawny pour Pixabay.com