En 2015, la revue Communications a consacré un dossier de douze contributions aux «chairs disparues», articulant par ce jeu de mots le traitement matériel des dépouilles et la relation affective aux défunts. Trois auteures accordent au toucher une attention significative.
«Une histoire médicale des critères de la mort»
«Si la plupart des morts qui surviennent aujourd’hui se donnent toujours à voir sans ambiguïté et sans rémission, il n’en va pas de même dans ces formes particulières –il est vrai de plus en plus fréquentes– où la mort est devenue insaisissable et se cache derrière les écrans et les moniteurs que décryptent des spécialistes» (pages 53-54). Anne Carol rappelle d’abord que, de l’Antiquité à l’époque moderne, un corpus d’anecdotes, aujourd’hui relayées par certains faits divers, témoigne d’un doute persistant (justifié dans quelques cas exceptionnels) sur l’effectivité de tel ou tel décès (page 46). La section sous-titrée «La quête inquiète du signe de la mort» détaille l’évolution des pratiques concernant les preuves perceptibles de la perte de la vie.
Une première série réside dans l’examen clinique, souvent tactile, du corps: «on y scrute le faciès hippocratique [c’est-à-dire les altérations du visage], on sent l’odeur qu’il exhale, on le touche afin d’en évaluer la température, d’y détecter les premiers signes de rigidité ou d’y percevoir le pouls» (page 50). Une seconde approche consiste à interroger tous les sens du corps inanimé, notamment son toucher: «on crie à son oreille, on présente un flacon d’ammoniac à ses narines, on le pique, on le brûle, on le pince ou même on le tenaille aux endroits les plus sensibles (plante des pieds, bout des doigts, mamelons)… Ces “moyens héroïques” étaient-ils utilisés ou simplement recensés? Il est vraisemblable que l’observation suffisait dans la plupart des cas, et que les gestes les plus violents étaient réservés à des circonstances douteuses (noyade, asphyxie, mort subite) ou faits à la demande expresse des familles» (page 51).
Aujourd’hui, avec «la technicisation de l’examen, l’interposition de l’instrument, et le recul du corps à corps sensible», la chercheuse constate qu’«un divorce s’est opéré entre la représentation médicale de la mort et la représentation commune, restée plus sensible. Comment concevoir comme mort un “cadavre chaud”, qui respire, dont le cœur bat, et dont les yeux clos gardent leur mystère? Les répugnances constatées devant le don d’organes s’expliquent par cette incohérence, tout comme les désarrois au moment de prendre des décisions d’abandon de soins» (page 53).
[Note. Le succès de l’expression sur internet nous oblige à préciser que l’étymologie du nom «cadavre» ne peut pas être l’acronyme de «ca(ro) da(ta) ver(mibus», signifiant en latin «chair donnée aux vers». Le grand chercheur David Le Breton a répercuté sans précaution cette fausse étymologie dans plusieurs articles, en l’attribuant aux premières sépultures chrétiennes. Mais «cadaver» apparaît dans des textes antérieurs au christianisme et vient du verbe «cadere» (tomber), au sens où le corps tombé ne peut plus se tenir debout. À son tour, le verbe d’origine germanique «tomber» n’a aucun lien étymologique avec le nom d’origine grecque «tombe». Dans les deux cas, ces rapprochements phonétiques sont des jeux de mots.]
«Le corps mort dans l’histoire des sensibilités»
Dominique Memmi observe, dans l’évolution récente de notre relation au «corps malade, mourant ou mort», deux orientations contraires, mais de force inégale, dont elle propose une interprétation cohérente. Elle en prend pour preuves les textes juridiques et les pratiques sociales concernant les fœtus, les cadavres de bébés, les restes humains de catastrophes collectives, la dispersion des cendres ou les soins de fin de vie.
L’orientation dominante est «une adhésion croissante à la dématérialisation des corps morts» (page 135), «un radical retrait de ces corps hors du regard collectif» (page 132) et un évitement des contacts sensoriels les plus pénibles avec eux. Il s’agit d’une «vague de fond, portée par des mouvements sociaux, et emportant avec elle l’adhésion massive à des pratiques sociales nouvelles et durables: crémation, transplantation, avortement» (page 131). Le fait le plus massif est l’augmentation fulgurante, depuis les années 1990, des incinérations et l’autorisation que les calcinus (les cendres) «soient pulvérisés pour pouvoir être répandus en pleine nature»: «infigurable, sans odeur, et sans humeur, le mort échappe [ainsi] définitivement à tout ce qui est associé pour nous à la prolifération organique» (page 135). L’exactitude nous oblige à faire remarquer que les crématoriums ne sont pas exempts d’une odeur qui, pour être différente, n’en est pas moins très spécifique.
En contrepoint, dès les années 1960, s’affirment plus discrètement des «pratiques visant à remettre les endeuillés en contact avec leur mort», intégrées dans les procédures officielles dès les années 1980. Pour les adultes, «regarder, voire embrasser, le défunt, reprend timidement dans les chambres mortuaires». À l’hôpital, face au cadavre d’un enfant, «attouchements et baisers ne sont plus interdits. Le regard, le toucher, voire le goût ont donc désormais “voix au chapitre”» (page 133). La chercheuse paraît perplexe face à certaines négociations entre les deux tendances, notamment «ce lieu commun psychologique et journalistique: sans confrontation avec le corps des défunts, le deuil ne saurait se “faire”. Il faudrait de la matérialité, du sensible, pour penser la mort» (page 137), alors que «le sujet contemporain semblait être devenu capable de penser la mort abstraitement, de penser la disparition par la disparition, de penser la perte par du rien» (page 140).
Un exemple est particulièrement symptomatique: «un enfant de moins d’un an ne laisse aucune cendre. Les services funéraires de la Ville de Paris ont alors pris l’initiative de fabriquer des médaillons en céramique réfractaire portant l’initiale du prénom de l’enfant que les parents sont incités à poser sur le petit cercueil avant la crémation: c’est ce médaillon, résistant au feu, qu’on leur rend, posé sur une sorte de duvet, dans une urne minuscule, en lieu et place de restes. Ces médaillons sont ensuite enterrés» (pages 139-140).
Pour les soins de fin de vie, Dominique Memmi reconnaît cependant l’apport de certaines pratiques: «quand ils sont employés pour manipuler des personnes âgées, [les gants] sont à l’évidence destinés à neutraliser un peu le dégoût des uns et la honte des autres. […] Cela semble faciliter en retour l’empathie… et d’autres touchers plus nobles, celui des accolades et des petits baisers» (page 137). Elle conclut donc: «il est demandé aujourd’hui aux profanes de s’affronter à nouveau à ce qui avait été progressivement soustrait à leur appréhension sensorielle. Mais non sans ménagement et aménagements». «Si le corps est présent, il restera en pointillé, et si l’image est sollicitée, elle devra demeurer présentable et contrôlée» par les soins qu’on appelle thanatopraxiques (page 141).
«De l’autopsie à la virtopsie: voir et ne pas y toucher»
«Tous les professionnels qui sont concernés par le contact avec les cadavres ont à négocier un équilibre permanent entre le tabou social, la stigmatisation qu’il engendre, leur propre sensibilité et les satisfactions qu’ils peuvent trouver dans leur travail» (page 70). Valérie Souffron détaille les actions et rapporte quelques discours de ces praticiens. Elle commence par rappeler les principaux jalons de l’histoire de la dissection, d’abord opérée sur des animaux ou des corps jugés vils puis, au contraire, à la recherche de signes de sainteté (page 60), enfin dans un but médicolégal encadré par le droit (pages 61-62). L’article décrit ensuite les étapes de la procédure.
Dès la levée du corps, dans l’examen externe, «l’œil, la main (gantée) et le nez coopèrent: le type anthropologique, l’aspect des plaies ou d’autres marques, les écoulements, les couleurs et les odeurs sont l’objet de beaucoup d’attention» (pages 64-65). Dans un second temps, la dissection «suit le protocole permettant de successivement découper, prélever, trancher, ponctionner, peser, mesurer, enregistrer, puis restaurer […] Le toucher indispensable joue son rôle dans l’expertise; ce qu’une anatomopathologiste appelle “regarder avec les mains”, ou “travailler au doigt”. Ces touchers-là sont plus évidents lors du travail sur les organes, en anatomopathologie, ou avec les fœtus, et d’une manière générale là où l’on est équipé de gants de latex. Ils sont plus difficiles dans l’autopsie, où on superpose différents gants, dont certains en maille d’acier, pour se protéger des coupures, mais ils ne sont pas exclus, et c’est avec tout son corps qu’un légiste peut apprécier la résistance des côtes sous son couteau costal» (pages 66-67).
Afin de retarder ou, parfois, d’éviter ces manipulations, «est apparue, à la fin des années 2000, une nouvelle forme de l’autopsie qui a été baptisée virtopsy par son principal initiateur, le docteur Michael Thali, alors à l’Université de Berne, et qui peut aussi être désignée comme radio-thanatologie, autopsie par imagerie médicale, autopsie virtuelle» (page 62). «Notre sensibilité nous incitant à considérer essentiellement la violence des dissections, il est aisé de voir un progrès dans la virtopsie. […] Le procédé est non-invasif (une incision étant seule nécessaire pour les angioscanners, par exemple), et demande le minimum de contacts avec les corps morts». Valérie Souffron remarque cependant que «le cadavre […] se voit traduit en graphisme numérique par les machines» (page 63). Images sagittales, axiales, coronales et reconstruction en 3D, «la nature de la chair a subi une transformation, en une opération qui laisse invisibles ou presque l’identité, les particularités du corps du défunt. La transparence de l’imagerie gomme la personne: ni peau, ni poils, ni visage. Aussitôt l’examen terminé, la housse est refermée, le corps replacé sur le chariot et évacué. La suite de l’examen consiste en un travail qui repose sur des manipulations sur écran et sur le décryptage d’images, obscures au profane, esthétisées –comme dans les reconstructions des structures osseuses ou veineuses, par exemple» (page 64).
Or, «là où se pratiquent les autopsies par imagerie médicale, les légistes conviennent tous qu’elle ne saurait tout dire, ni tout remplacer. Il faut toujours toucher. En virtopsie aussi, malgré tout, un minimum de manipulations s’impose» (page 65). L’auteure valorise donc finalement le «travail nécessaire des émotions dans le monde médical», à l’instar de «ces “échanges réparateurs” que sont les gestes parfois furtifs et non médicaux, notamment autour des corps des fœtus, des bébés et des enfants. Ne pas brusquer, ne pas désarticuler, et s’adresser au petit corps comme pour le rassurer (“Allez, viens là!”) ou pour lui exprimer un regret. Cette attitude se retrouve également vis-à-vis des adultes: “Ben mon pauvre vieux! Qu’est-ce qui vous a amené jusqu’ici?”» (page 67).
Lire les articles de Valérie Souffron,
Dominique Memmi
Et Anne Carol sur cairn.info.
Photographie d’illustration: Cathy Verine pour l’AFONT.
Commentaires récents