Notre amie plasticienne Marie-José Pillet a voulu réagir à la présentation par l’AFONT du tactilisme de Marinetti. Elle le fait «en tant qu’artiste tactile, par respect d’un ancêtre de la famille artistique» et avec ses «notions d’histoire de l’art», tout en finesse.
En effet, l’artiste est bien souvent le reflet d’une époque (dans le cas de Marinetti, entre les deux guerres à Paris et en Italie) et réagit, selon sa personnalité, avec violence ou délicatesse.
Marinetti avait la rage du révolutionnaire, il voulait changer le monde, réveiller les désirs d’un monde nouveau, et comme tout jeune flambant d’énergie, il voulait faire table rase pour inventer, créer une autre façon de voir la vie.
Avant tout écrivain et poète, c’est avec les anarchistes qu’il apprendra la force des tracts, des manifestes, des «mots d’ordre» et, avec le risque du fanatisme, il s’emportera malheureusement dans le fascisme, avec lequel son imaginaire violent alimentera son besoin de puissance.
C’est très regrettable, et nous aurions préféré qu’il utilise son esprit de révolte pour construire un art tactile, comme il en avait l’intention au départ. Pas besoin de fusils, c’est en soi un art révolutionnaire.
Il le dit lui-même, le tactilisme est contre une hiérarchisation des sens, il s’oppose à la vue, tout en réhabilitant la dimension esthétique que le toucher aurait perdu depuis l’Art grec. Je ne connais pas ses sources, mais c’est un fait, le toucher n’a jamais eu son art, mis à part la sculpture qui est surtout un art du volume.
Toute comparaison gardée, je me suis intéressée à un art tactile par soustraction. Quand j’ai commencé mes études aux Beaux-Arts, la peinture était morte (mot d’ordre de 68), l’art olfactif concernait les chimistes, la musique me tentait mais je n’avais pas assez de compétence, et l’art culinaire ne faisait pas encore partie des Beaux-Arts. Il me restait donc le toucher et si, à mes débuts, je l’opposais à la vue (je bandais les yeux du public), je pense maintenant que la vue complète le toucher, et non le contraire.
Controversé par le dadaïsme, qui revendiquait la paternité d’un art à toucher (querelle d’artistes), le tactilisme a été alimenté par un tout petit groupe d’artistes (Bruno Munari, Raoul Hausmann, Gorgio Carmelich, Benedetta Cappa et Marinetti…) et, à un moment de l’Histoire très restreint, il a eu tout de même la force d’un mouvement, dans sa volonté de créer une poésie-art-vie, comme le fera des dizaines d’années plus tard Robert Filliou* en proclamant: «l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art».
Je ne sais pas si on peut reprocher à Marinetti de ne pas avoir étudié davantage les capacités du toucher dans ses qualités, ses émotions, ses sentiments et même sa philosophie. Je crois qu’il n’en avait pas les moyens, ni même la volonté. Le tactilisme est davantage un manifeste qu’un mode d’emploi, bien qu’il ait eu des idées séduisantes, comme de créer des objets quotidiens entièrement tactiles, des chambres tactiles, du théâtre tactile, un environnement tactile (notre design et notre ameublement actuels, en somme, sauf le théâtre)… pour un «plaisir spirituel et sensuel».
Je rêve personnellement d’une vie plus tactile, d’une vie plus sensorielle et sensitive, où nos capacités perceptives seraient pleinement développées avec harmonie. Ce qui nous donnerait une connaissance plus juste du monde et, sans doute, impliquerait une autre façon de vivre. En fait, le tactilisme rêvait cette vie, mais de façon utopiste, pour controverser les idées reçues d’une vie trop visuelle.
Et si les quelques réalisations tactiles –les planches tactiles dont la plus connue est Soudan-Paris de Marinetti, les cartes tactiles de poche, le ruban tactile au théâtre– n’ont pu être conservées pour la plupart, c’est parce qu’elles s’usent, se détruisent facilement et ne sont donc pas aptes à la valeur de l’art, du moins dans notre société occidentale où l’art est une valeur marchande.
C’est cette vulnérabilité du toucher qui est intéressante, non seulement par la fragilité de toute matière manipulée, mais aussi par le risque que prend celui qui touche. C’est cet aspect touchant-touché que n’ont pas voulu voir Marinetti ni même les quelques tentatives ultérieures, je pense notamment à l’exposition itinérante «Les mains regardent» du Centre Pompidou en 1977. Cette exposition avait bien sûr le mérite de mettre en évidence un manque, celui du toucher dans l’art, tout en permettant un toucher esthétique, mais réservé aux enfants, aveugles compris. Comme si, une fois adultes, nous ne pouvions plus toucher ni être touchés, ou pire, nous n’en avions plus besoin! Et les quelques tentatives d’expositions tactiles actuelles, à Angers, à Montpellier, à Nantes, pour ne rester qu’en France, sont décevantes par leur manque de créations réellement tactiles, et surtout trop restrictives quant à l’approche physique des œuvres.
Je ne voudrais pas rester sur cet aspect pessimiste où le tactilisme, avec ses velléités de changer le monde, n’a rien fait bouger du tout, ni dans les pratiques ni dans les mentalités, quoique…! J’ose penser que dans ce monde incertain dans lequel nous vivons, où le vivant se manifeste davantage (ou est-ce parce que nous avons plus d’attention?), le vivant du toucher, cet aspect réciproque de toucher et être touché, dans l’art comme dans la vie, permettra une connaissance du monde plus juste et plus harmonieuse.
Marie-José Pillet
Source bibliographique
Lista, Giovanni, 1984, Le Livre futuriste, de la libération du mot au poème tactile, éditions Panini.
Notes
- Bruno Munari (1907-1998), d’abord compagnon des futuristes, a fondé à Milan le Mouvement d’Art Concret. Son œuvre embrasse les arts plastiques, le design, le graphisme, les livres pour enfants…
- L’Autrichien Raoul Hausmann (1886-1971) a commencé son œuvre à Berlin (1900-1933) et l’a poursuivie à Limoges (1944-1971). Il a pratiqué la peinture, la photographie et l’écriture.
- Giorgio Carmelich (1907-1929) est un peintre et dessinateur italien, futuriste et dadaïste.
- Benedetta Cappa (1897-1977) a été plasticienne et romancière, en proportion inverse de son époux Marinetti.
- Robert Filliou (1926-1987) est un poète, dramaturge et plasticien franco-américain. Il a notamment pratiqué le poème-objet, la poésie d’action et d’autres formes de ce qu’il appelait la création permanente.
Lire aussi sur notre site
Promenons-nous dans les doigts avec Marie-José Pillet
et Le tactilisme un art nouveau inventé par le futurisme selon Filippo Tommaso Marinetti.
Consulter le site de Marie-José Pillet.
Photographie d’illustration: Don de Marie-José Pillet.
Commentaires récents