Yvette Hatwell et Édouard Gentaz décrivent les apports de deux courants de recherche concernant la physiopsychologie du toucher : les recherches «éducatives et pratiques» appliquées aux personnes en situation de handicap, et les recherches «expérimentales et fondamentales».

 

Un alphabet braille : plusieurs cases déclinent la notation en braille de chaque lettre de l'alphabet avec mention d'italique ou de majuscule, ainsi que certaines marques de ponctuation et caractères spéciaux (mathématiques notamment)

Les auteurs, qui font aujourd’hui référence dans le domaine, montrent (sans le formuler explicitement) comment la science occidentale a marginalisé les perceptions tactiles en confinant longtemps leur étude et leur pertinence aux situations de handicap, aux méthodes alternatives d’éducation et à la petite enfance. Ils rappellent au préalable que c’est dans les pays de langue allemande, à la fin du XIXe siècle, que la psychologie s’est émancipée de la philosophie, d’une part, de la biologie, d’autre part, pour devenir une discipline académique autonome. S’agissant du toucher, ils mentionnent notamment le chercheur hollandais d’origine hongroise Géza Révész (1878-1955). Nous préciserons que c’est la traduction anglaise des travaux de Révész qui a diffusé le mot «haptique», proposé par son collègue Max Dessoir (1867-1947) pour désigner les perceptions nées du contact actif de la peau avec l’environnement.

Premières «observations informelles mais le plus souvent exactes» (pages 703-712)

L’article résume d’abord le rôle catalyseur de la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient de Denis Diderot (1749). Le philosophe se trompe, notamment, sur la capacité des personnes aveugles à détecter les obstacles proches de leur visage, qu’il appelle «vision faciale» parce qu’il l’attribue à la perception tactile des mouvements de l’air. Ce «sens des obstacles» provient en réalité de leur attention à des stimulations Auditives très faibles que les personnes voyantes ne prennent pas en compte. Mais les arguments et les exemples réunis par Diderot démontrent l’efficacité du toucher pour la cognition des personnes aveugles, et le rôle crucial de l’apprentissage dans les capacités de perception (pages 703-705).
Ces deux acquis ont conduit Valentin Haüy (1745-1822) à ouvrir la première école pour enfants aveugles. Son nom reste dans l’histoire pour cette œuvre sociale, mais son apport à la connaissance du toucher vient, a contrario, des limites de la transposition en relief de l’alphabet latin. En effet, la reconnaissance par les doigts des lignes et des courbes de cet alphabet nécessite un laborieux suivi des contours, qui ralentit le balayage général de la page. C’est pourquoi l’un des élèves ainsi alphabétisés, Louis Braille (1809-1852) a progressivement remplacé le système de traits par un système de points. Mais surtout, «en tâtonnant par essais et erreurs sur lui et ses camarades», «Braille a observé Que le seuil de discrimination de deux points sur la pulpe de l’index était de 2 mm à 2,5 mm, ce qui a été confirmé ultérieurement par les recherches expérimentales en psychophysique» (page 707). En jouant sur des combinaisons de 1 à 6 points, chaque lettre de l’alphabet braille peut donc être identifiée par un seul coup de doigt.
Parallèlement, ce sont trois médecins travaillant avec des enfants handicapés mentaux qui ont mis en avant «le toucher dans les techniques éducatives». Jean Itard (1774-1838) note, dès 1807, dans son second rapport sur Victor de l’Aveyron, «l’enfant sauvage», que «l’organe du toucher, restreint à l’opération mécanique de la préhension des corps, n’avait jamais été employé à en constater les formes et l’existence». Par un entraînement systématique (et contraignant), Itard a développé à la fois les capacités perceptives et les capacités cognitives de Victor, montrant que «le perfectionnement de la vue et du toucher contribue considérablement au développement des facultés intellectuelles» (page 711). Bien qu’ils aient été confirmés par le travail et les publications d’ Édouard Séguin (1812-1880), ces résultats ont ensuite été oubliés au profit de «l’anatomie et la physiologie des récepteurs, des voies nerveuses et des projections corticales du système somesthésique» (page 702). On doit à la psychiatre italienne Maria Montessori (1870-1952) la redécouverte et la généralisation de l’idée que «les exercices tactiles pourraient être bénéfiques au développement des enfants» quels qu’ils soient (page 712).

Querelle de frontières entre les disciplines académiques

On ne peut que se réjouir du fait que les auteurs consacrent l’essentiel de la page 710 aux contributions de deux chercheurs aveugles du début du XXe siècle, dont la bibliographie mentionne les cinq livres principaux, parus chez des éditeurs de référence, Flammarion et les Presses Universitaires de France. L’exactitude scientifique oblige cependant à constater d’importantes erreurs factuelles que nous rectifions rapidement ci-après.
Pierre Villey (1879-1933), devenu aveugle à l’âge de 4 ans, a été professeur de littérature à l’université de Caen. À une époque où les disciplines étaient moins séparés qu’aujourd’hui, il a sous-titré Essai de sociologie son ouvrage L’Aveugle dans le monde des voyants (1927), et Essai de psychologie Son ouvrage Le Monde des aveugles (1914). Les auteurs lui reconnaissent d’être «très au courant de la littérature psychologique, éducative et sociologique de son temps»: «il a souligné que les “compensations sensorielles” ne signifient pas une meilleure acuité sensorielle mais plutôt une meilleure attention portée à des indices négligés par les voyants». «il a décrit précisément le “sens des obstacles” des aveugles» et en a souligné «la base auditive» seize ans avant le premier travail en psychologie expérimentale.
Pierre Henri (1899-1986), devenu aveugle à l’âge de 13 ans, a enseigné les sciences et les mathématiques à l’Institut National des Jeunes Aveugles, avant d’y être nommé «coordonnateur de l’enseignement général» (poste équivalant, pour le secteur médicoéducatif, à celui de censeur, de principal ou de proviseur adjoint). L’article pointe rapidement qu’il «s’est surtout intéressé à l’intégration professionnelle […] des aveugles», mais il est l’auteur d’une thèse d’état en psychologie sociale. On doit d’ailleurs remarquer qu’Henri Piéron, considéré comme le fondateur de la psychologie expérimentale en France, inscrivait aussi son travail dans le champ de l’orientation scolaire et professionnelle, et dans celui des méthodes pédagogiques actives.

Physiologie et psychologie expérimentale du toucher (pages 713-717)

C’est donc seulement au début du XXe siècle que s’est peu à peu constituée «une véritable psychologie expérimentale du toucher des adultes voyants», autour d’ Henri Piéron (1881-1964) et de son épouse Mathilde Angenout (1878-1969, qui signe ses travaux «Mme Henri Piéron»). Cette chercheuse a notamment observé la supériorité des performances du toucher actif par rapport au toucher passif, et mis au point des appareils pour la mesure psychophysique des sensations de poids et d’épaisseur. L’article présente plusieurs autres enquêtes en insistant sur l’élaboration de leur méthodologie et sur l’apparition progressive de données chiffrées. Comme pour les «recherches éducatives et pratiques», il souligne qu’«évidemment, la Faiblesse de ces études pionnières vient de l’absence d’analyses statistiques des données, mais leurs conclusions ont presque toujours été validées ultérieurement» (page 719).
Les auteurs concluent qu’«À partir de la fin de la seconde guerre mondiale, le courant d’études Informelles sur le toucher menées par les praticiens s’occupant des aveugles et celui des études expérimentales du toucher chez les voyants menées en laboratoire ont été associés et on a vu se développer en France de nombreuses recherches expérimentales comparant les propriétés du Toucher et ses relations avec la vision chez des enfants et adultes aveugles et voyants» (même page). On peut se demander si cette double comparaison, entre vision et toucher d’une part, entre personnes voyantes et personnes aveugles d’autre part, n’a pas contribué (de manière involontaire et parfois, même, inconsciente) à entretenir la marginalisation des perceptions tactiles, aussi bien en recherche fondamentale qu’en recherche appliquée.
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Photographie d’illustration: Cathy Verine.