Grâce à Valérie Delattre, deux chapitres numérisés et un livre papier donnent à comprendre cette jeune discipline en pleine expansion. Elle ne concerne pas directement le toucher, mais de manière plus générale l’acceptation de la diversité, y compris sensorielle.

 

Gros plan sur la tête d'un vase canope égyptien. En terre cuite, il représente une tête d'égyptien souriant, à la coiffe et  au maquillage d'époque.

 

 

Démarche scientifique

Apparue en 1913, la paléopathologie actuelle «décrypte sur le mode du diagnostic rétrospectif, les maladies anciennes et étudie ceux dont l’anormalité physique a engendré des comportements pluriels. Elle tente d’appréhender l’évolution des pathologies, des techniques palliatives et de leurs adaptations individuelle et collective» (2014, section 1). «Le(s) handicap(s) physique(s) sont donc les plus accessibles à l’investigation archéologique en ce sens qu’ils ont souvent entraîné une atteinte innée ou une modification anatomique, anthropique ou non, lisible sur la matière osseuse» (2019, section 6).
Cependant, jusqu’aux années 2000, «l’individu n’existait pas, la personne handicapée encore moins. On publiait sur la poliomyélite reconnue dans tel sarcophage antique, on recensait les plus vieux cas de syphilis ou de lèpre, sans envisager l’individu concerné, ,sa vulnérabilité, sa possible situation de handicap et ses conséquences pratiques et psychologiques au sein du groupe considéré» (2018, page 16). La nouveauté consiste à approfondir ces recherches grâce aux technologies actuelles, «tout en perçant l’histoire des regards, de ces inclusions et/ou exclusions signifiantes, inscrivant le corps différent au sein de [l]a démarche» (2014, section 1).

Pas d’angélisme, ni dans le passé, ni dans le présent

Nos représentations collectives associent volontiers la Préhistoire à la brutalité, l’Antiquité et le Moyen Âge à certains raffinements de cruauté. Il ne s’agit pas de minimiser ces comportements, mais de montrer comment, à toutes les époques et jusque dans l’actualité, ils coexistent avec des attitudes inclusives.
Du côté négatif, Valérie Delattre rappelle que «le christianisme met un terme [seulement] fictif aux pratiques tératicides [mise à mort des enfants mal formés]. […] Dans le monde chrétien, si [les enfants difformes] ne sont plus des êtres maudits, ils échappent au registre de l’humain et ne peuvent figurer, stricto sensu, au rang des hommes libres» (2014, section 8). Martin Luther écrit encore en 1528: «les fous, les boiteux, les aveugles, les muets sont des hommes chez qui les démons se sont établis. Les médecins qui traitent ces infirmités comme autant de causes naturelles sont des ignorants qui ne connaissent point toute la puissance du démon» (cité dans 2014, section 11). C’est ainsi que la Renaissance a jeté les bases de la tératologie, «étude des monstres» allant parfois jusqu’à la production volontaire de malformations. L’âge classique a systématisé l’enfermement et le «regroupement sélectif par pathologies» (2018, page 73). La modernité a pratiqué l’eugénisme, actif par l’extermination d’enfants ou d’adultes handicapés, mais aussi passif par la non-assistance à des personnes en danger (2019, section 1).
Du côté positif, l’auteure entend «témoigner de la grande et ancienne ingéniosité déployée pour soigner (variété d’une pharmacopée parfois rudimentaire mais efficiente, techniques opératoires et instruments chirurgicaux inventoriés commençant dès les outils lithiques utilisés pour les trépanations néolithiques), mais aussi pour inventer et bricoler des appareils compensatoires de fortune –des béquilles, des fauteuils roulants [dès le moins cinquième siècle en Chine], des prothèses…» (2019, section 10 –lire notre note en fin d’article). Une seconde série d’indices sont «le lieu, l’agencement, l’orientation et le panel des codes funéraires appliqués à la sépulture d’un “corps différent”», qui permettent de déduire «l’attention portée à cet autre dans la mort, comme elle l’était sans doute de son vivant, quand des soins nécessaires à sa survie, puis à son quotidien, devaient lui être dispensés» (2018, pages 31-32). Une troisième série sont les représentations iconographiques, dont Valérie Delattre prend notamment pour exemples les Mochicas du Nord-Ouest du Pérou au début de notre ère: les images attestées par leurs céramiques et leurs fresques murales «associent souvent un humain valide à un mort, à un mort-vivant ou à un sujet mutilé, aveugle ou amputé» (2018, page 81).

Diversité sensorielle et cognitive

«Le handicap mental, psychique, et aussi la cécité ou la plupart des formes de surdité n’ont, eux, quasiment pas de lecture archéologique. Ces pathologies peuvent, en revanche, être identifiées sur nombre de supports iconographiques, profanes ou sacrés» et dans la littérature, quand elle nous est accessible (2019, section 8). On peut ainsi affirmer avec certitude que, dans l’Égypte ancienne, «les imperfections corporelles, signe de la présence divine, sont acceptées avec résignation, voire empathie» (2014, section 7) : en particulier, «le nanisme et la cécité offrent de facto un parcours de vie privilégié vers des statuts sociaux épargnés et favorables, comme harpiste, danseur, orfèvre… ou personnel de maison de grands dignitaires voire du roi lui-même» (2018, page 81).
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En somme, conclut Valérie Delattre, «au plus lointain, au même titre qu’ils ont appris à gérer la mort et leurs défunts, [les hommes] durent affronter la différence et la déficience des leurs, l’incapacité physique et l’“anormalité”, innées ou induites par les accidents de la vie» (2018, page 212). «Intégrés dans la société de gré ou de force, ou même dans l’indifférence, [les individus handicapés] n’ont pas manqué d’être soignés, réparés et assistés dans un quotidien parfois alourdi de son lot de railleries et de rejets» (2018, page 213).
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Note. Valérie Delattre indique: «la première prothèse oculaire connue provient de la nécropole de Shahr-i Sokhta, en Iran, où une petite pièce en goudron naturel et graisse animale –un cercle central strié de lignes rayonnantes figure l’iris– a été calée dans l’orbite gauche d’une femme de 30 ans, inhumée environ 3000 ans avant notre ère. Cette prothèse était sans doute amovible si l’on en croit la pochette en cuir retrouvée à côté du squelette et qui devait protéger l’œil quand il était enlevé, ne serait-ce que pour dormir. De part et d’autre de l’orbite, on observe de fines traces d’or et deux minuscules orifices, prouvant que cette femme –était-elle une devineresse?– arborait cet œil artificiel en le maintenant en place à l’aide d’un minuscule fil d’or» (2018, page 121). Sans utilité fonctionnelle, cet objet esthétique est une trace de l’inclusion sociale de la défunte.
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Références

Delattre, Valérie, et Sallem, Ryadh, 2014, «Les savoirs de la paléopathologie», dans Gardou, Charles (dir.), Handicap, une encyclopédie des savoirs, Toulouse, Érès, pages 175 à 191.
Delattre, Valérie, 2018, Handicap: quand l’archéologie nous éclaire, Paris, Le Pommier / Universcience.
Delattre, Valérie, 2019, «Handicaps et sociétés du passé», dans Froment, Alain et Guy, Hervé (dir.), Archéologie de la santé, anthropologie du soin, Paris, La Découverte, pages 251 à 261.

Lire également «Archéologies du handicap», Les Nouvelles de l’archéologie 165 sur https://journals.openedition.org/nda Journals.openedition.org

Consulter
le chapitre de 2014 en copiant dans un navigateur le lien https://www.cairn.info/handicap-une-encyclopedie-des-savoirs–9782749242965-page-175.htm;
le chapitre de 2019 en copiant dans un navigateur le lien https://www.cairn.info/archeologie-de-la-sante-anthropologie-du-soin–9782348045776-page-251.htm.

Photographie d’illustration: Aitoff pour Pixabay.com