En hommage à cet expérimentateur inlassable, l’AFONT republie sa contribution aux 32èmes journées pédagogiques du Groupement des Professeurs et Éducateurs d’Aveugles et d’Amblyopes (GPEAA, 1995), sur le thème «Toucher et vision: stratégies éducatives et rééducatives».

 

Gros plan en plongée d'un charpentier: assis, il ramène vers lui, le long d'une planche de bois posée devant lui à l'horizontale,  une scie tenue à deux mains par l'intermédiaire de poignées latérales. La scie racle le bois en formant des copeaux qui tombent entre ses jambes.

 

[Il y a beaucoup de Patrice dans ces lignes, non seulement parce qu’il s’y prend pour exemple, avec son alliage si personnel d’assurance et de modestie, mais dans le rapport qu’il établit constamment entre théorie et pratique, dans son refus des hiérarchies (qui n’exclut jamais la rigueur de pensée), dans son amour de la liberté (qui n’oublie jamais la responsabilité)… Seuls les segments entre crochets sont de l’AFONT.]

Touch’pas à ça, c’est dangereux

Patrice Radiguet, inventeur et animateur de la tactilothèque du Centre de Lestrade à Ramonville-Saint-Agne, secrétaire du GPEAA, animateur de la commission «Innovation»

Il est rarement intéressant de parler de soi à la première personne, et pourtant ce que je suis en mesure de proposer aujourd’hui, aux enfants et aux adultes en réadaptation, est bien le fruit de ma propre histoire. Tour à tour mécanicien automobile, maçon, charpentier, ouvrier agricole, bûcheron, électricien en bâtiment –au cours de mes divers métiers ou «petits boulot»–, titulaire d’un DESS [Master 2] de psychopathologie, animateur et formateur dans le milieu socioculturel… j’ai acquis la certitude que les limites et les dangers imaginés pour moi par les autres –par ceux qui ne vivent pas le handicap à la première personne et ne peuvent que l’imaginer– ne sont pas les miens.
Ne vous êtes-vous jamais aperçu que les personnes dont le métier est d’éduquer ou de transmettre un savoir ou une technique ont le plus grand mal à admettre qu’on puisse arriver au même résultat qu’elles, mais par des moyens différents?
Pour nous (éducateurs, au sens large du terme), le principal frein que nous mettons à l’épanouissement de l’« éduqué » est le rempart de nos propres trouilles lorsqu’il est érigé en certitude: «ça, tu ne peux pas le faire, c’est trop dangereux»… Peurs techniques, certes, ou bien peurs découlant de notre histoire individuelle ou collective… perpétuées et élevées au rang de dogmes éducatifs à l’égard des personnes en état de fragilité, ces peurs sont autant d’interdits à une recherche individuelle de repères.

[Développer la qualité de toucher]

Pour ne pas être trop théorique, et surtout trop abstrait, je vais ici prendre quelques exemples :
Il est parfaitement normal pour une personne aveugle ou malvoyante, lorsqu’elle se sert d’une scie, de garder les doigts de sa main libre au contact de la lame. Je vous l’affirme, en dépit des apparences, ce n’est pas dangereux. Le lui défendre sous prétexte de « sécurité », c’est lui ôter tout repère et moyen de guidage: c’est la rendre infirme en évitant de regarder nos peurs.
De même, on peut tout à fait percer à l’aide d’une perceuse électrique avec son (ou ses) doigts au contact de la mèche: c’est le seul moyen de se rendre compte de l’action réelle de son outil (emplacement exact du perçage, efficacité par la sensation des copeaux ou débris divers), et c’est également sans danger.
L’affûtage d’un couteau ne pose pas plus de problème: il suffit que chaque mouvement vienne butter sur le pouce de la main qui tient la pierre. Sans risque aucun, on a ainsi un parfait contrôle de l’angle d’affûtage et du mouvement de la main qui actionne le couteau. Tout est une question de précision et de mesure du geste, et donc d’éducation de celui-ci.
Je vous entends déjà crier à la folie!!! C’est pourtant ainsi que je procède et ai toujours procédé; j’ai bientôt 40 ans et toujours mes 10 doigts.
J’ai récemment eu à intervenir dans la formation des stagiaires avéjistes [instructeurs en Activités de la Vie Journalière] et, yeux bandés, je les ai fait procéder ainsi. Une fois surmontée leur appréhension bien légitime, ils ont convenu que c’était là une façon correcte d’opérer. Plutôt que d’interdire, développez donc la qualité de toucher qui permet un contact sans danger pour une meilleure prise de repère et un bon guidage…

[Tant pis, peut-être tant mieux, si c’est différent]

En de nombreux domaines, ce sont les professionnels valides qui imaginent comment doivent procéder les personnes handicapées, souvent avec beaucoup de bonne foi. Sans tomber dans la paranoïa, il est intéressant de constater que, même et surtout dans nos institutions, il est rarement admis qu’une personne handicapée puisse amener des solutions différentes de celles enseignées par les professionnels valides; ils sont bien plus souvent appelés à la rescousse lorsque les « voyants » manquent d’imagination.
Que de fois n’ai-je pas entendu, en proposant ma façon de procéder à un jeune en difficulté, celle dont je me sers tous les jours: «non, c’est trop dangereux pour lui, il doit y arriver comme les autres…» ou bien «oui mais toi, ce n’est pas pareil», ou encore, devant mon insistance, «mais tu ne vas pas te comparer…». De là, je déduis: ou bien que je suis nettement plus intelligent (ou peut-être plus bête après tout) que les autres –ce à quoi j’ai toujours du mal à me résoudre–, ou bien que, lorsqu’on a acquis son expérience à la sueur de sa différence, on dérange celui qui a dû étudier pour conquérir une compétence.
Et oui, j’ai moi aussi été confronté à ces réticences de la part de professionnels qui ne transmettaient, hélas, pas un vécu, pas une pratique personnelle quotidienne, mais ce qu’on leur avait appris à apprendre: sans ancrage dans leur vécu.
[Note. Compte tenu de l’usage fréquent de l’expression «apprendre à apprendre» dans l’Éducation Nationale française depuis les années 2000, il peut être utile de préciser que l’auteur veut dire ici: ce qu’on leur avait appris à enseigner.]
Certes, ce que je propose ne m’a, pour l’essentiel, jamais été enseigné dans les écoles. C’est directement le fruit de mes pratiques professionnelles et de loisirs, de mes hésitations et de mes expérimentations face aux nécessités de la vie et à l’ouvrage à accomplir. Et alors?… Je le livre en toute humilité, et seulement dans la mesure où «ça marche». Tant pis, peut-être tant mieux, si c’est différent de ce qu’on fait lorsqu’on peut le contrôler avec ses yeux.
Quelquefois, il m’est arrivé d’intégrer à ma pratique des façons de faire qui m’étaient suggérées par des jeunes ou des adultes handicapés, pour la seule et simple raison que c’était le fruit de leur pratique à eux, que «ça marche» et que, dans l’instant, c’était plus simple ou plus efficace que ce que j’étais en mesure de leur proposer. D’autres fois, il est arrivé que ce soit les personnes en rééducation qui trouvent elles-mêmes la réponse à une question pour laquelle je n’avais rien à offrir, et c’est bien ainsi.
Heureusement, je travaille maintenant avec des collègues ouvertes et curieuses qui, si elles expriment parfois leur surprise (voire leur appréhension ou leurs réticences) face à des façons de procéder différentes des leurs, sont aussi prêtes à constater que «ça marche» et que je n’ai pas plus de blessés qu’elles dans mes prises en charge. C’est une attitude riche d’enseignements mutuels.
Lorsque nous travaillons avec des adultes en réadaptation, nous ne cherchons pas à former, dans tel ou tel domaine, des professionnels rapides et accomplis. Il faut, dans ce premier temps, leur redonner confiance et montrer que beaucoup de ce qui était possible «avant» l’est encore, peut-être justement en procédant autrement désormais.
Notre but doit être, face à ces nouveau-venus dans le monde de la différence, «bienvenue au club»: de «réduire le handicap» (d’en alléger le poids) et de «lutter contre la dépendance». Cette dépendance, justement, il est hors de question de la nier, et notre action auprès de la personne handicapée doit la lui rendre supportable par la reconnaissance de sa différence, jusque et y compris dans sa façon de procéder.
Si monsieur Martin avait l’habitude de placer lui-même ses étagères lorsqu’il voyait correctement, il doit pouvoir continuer à le faire, même aveugle ou amblyope profond; il n’est aucune raison, pour son entourage, de lui prendre la perceuse des mains en lui disant, plein de compassion, «attends, je vais te le faire». Dans notre propre histoire, nous savons combien est douloureuse cette «confiscation» et ce moment où on se sent dépossédé et mis hors-jeu, là où on ne demandait qu’une aide ou un conseil. Dans mes propres souvenirs, ce sont des moments pénibles, et ils comptent certainement dans les rares fois où j’ai eu envie de renoncer… Là où, par contre, Martin aura besoin d’une information utile et d’un guidage précis, c’est dans l’indication qu’on pourra lui donner de la verticale et de l’horizontale de son outil pendant le perçage. S’il se place dans de bonnes conditions, avec une concentration suffisante et de bons appuis au sol, ni lui ni son entourage n’auront à craindre de l’emploi d’une perceuse, tout comme d’ailleurs de celui de tout autre outil (fussent-ils réputés dangereux a priori).
Tout au long de ma vie (et peut-être parce que j’ai la tête un peu dure), j’ai trop souvent fait les choses pour braver des «a priori» de danger ou d’impossibilité qu’on mettait à ma place sur telle activité ou sur tel outil ou machine. Cela m’a bien souvent conduit à effectuer mes « expériences » en cachette, en mentant, seul et parfois dans des conditions réellement dangereuses. Même si tout s’est toujours bien passé jusqu’à présent, cela n’est pas sain. C’est pourquoi j’essaie au maximum de faire profiter de mes découvertes des personnes n’ayant pas forcément ma rage de vivre, ou peut-être seulement mon inconscience…
Acceptez au moins ceci: c’est qu’il faut arrêter de regarder une personne handicapée seulement par rapport à sa différence, par rapport à ce qui lui manque, que vous possédez, vous, et qu’inconsciemment vous craignez si fort de perdre. À l’heure où tout doit s’enseigner et être étayé par des études sanctionnées par le label d’un diplôme, celui-ci ne peut en aucun cas justifier un pouvoir.
Certes, le handicap peut aliéner et il impose des contraintes dans les actes de notre vie quotidienne, surtout s’il survient à l’âge adulte et de façon brutale. Mais il est temps de se rendre compte qu’il existe des personnes handicapées épanouies, vivant bien leur infirmité malgré ses contraintes, et qui n’ont pas attendu qu’on leur enseigne comment pallier leurs difficultés quotidiennes. Il serait vraiment souhaitable de ne plus les considérer comme des exceptions; n’en faites plus des «miro-bolants» qui, par différence, justifient un emploi de rééducateur. Inspirons-nous des savoir-faire et des adaptations qui contribuent à leur épanouissement.

[Droit à l’erreur?]

Il y a encore une chose que je dois vous dire et, pour des raisons diverses, elle n’est facile ni à dire, ni à entendre pour nous, éducateurs handicapés. Malgré une apparente contradiction avec ce qui précède, je l’exprimerai ainsi:
En tant que personnes handicapées (et a fortiori en tant que professionnels de l’éducatif) nous n’avons, en principe, aucun droit à l’échec: que ce soit dans notre vie personnelle (ordinaire ou extra-ordinaire), ou dans ce que nous proposons à ceux qui nous sont confiés. Sinon – et c’est là le revers terrible de cette médaille – nous serons publiquement montrés du doigt comme des incapables, des inconscients, des irresponsables ou de véritables dangers, et nous hypothéquerons gravement les chances de ceux qui viendront après nous pour réessayer ou simplement pour tenter autre chose. Nous n’avons pas le droit à l’accident dans nos tentatives pour innover, l’incident est tout juste toléré et nous nous devons d’être particulièrement conscients de cette responsabilité.
Si, par un beau dimanche, monsieur Durand tombe d’un arbre de son jardin ou se blesse avec sa tronçonneuse en élaguant, personne n’en fera cas. Si Radiguet est victime du même accident dans sa vie privée, lui qui a fait tant de fois ce travail à titre quasi professionnel, les vautours du bien penser rappliqueront sur-le-champ pour rappeler ce qu’ils pensent tout bas ou clament très haut depuis toujours: «…depuis le temps qu’on lui répète qu’il ne doit pas le faire… c’était beaucoup trop dangereux pour quelqu’un qui ne voit pas bien…». Radiguet aura beau penser alors que, comme tout un chacun, il a droit à l’erreur, dans la «conscience populaire», le prix de cette erreur entachera jusqu’à son aura professionnelle et chargera d’un poids supplémentaire celui qui voudra réessayer après lui.
Lorsque j’ai voulu abandonner le lycée après ma classe de 3ème pour apprendre le métier de mécanicien auto, il s’est trouvé sur mon chemin de ces gens bien-pensants et très spécialisés –puisqu’ils officiaient dans une institution du même nom– pour convaincre mes parents que, malvoyant, j’oublierais un jour de resserrer un boulon et que je ferais tuer quelqu’un par ma faute… Bien sûr, cette sentence avait été émise sans aucune vérification ni mise à l’épreuve professionnelle, et au seul vu du préjugé: «c’est un métier qu’on ne peut pas exercer lorsqu’on ne voit pas 10/10». Psychologiquement, cela avait été terrible pour moi, bien moins à cause du verdict qu’à cause de son motif: je ne pouvais établir aucun lien sérieux entre les deux termes de cette affirmation, le fait d’y voir mal et le fait d’oublier. D’ailleurs, à propos d’oubli, les aveugles ou les amblyopes ne sont-ils pas crédités d’une mémoire hors du commun, par la «sagesse populaire»? Ne soyons pas à une contradiction près. Cet «arrêt» avait néanmoins été prononcé par des «spécialistes», en tous cas, pas de la finesse ni de la psychologie.
Le malheur veut que lorsque j’ai effectivement eu trouvé un boulot dans un garage, mes détracteurs ne sont jamais venus se rendre compte des stratégies que j’avais pu mettre en place, ni des rapports exceptionnels que j’avais pu établir avec certains clients, parfaitement au courant de mon handicap. Tout professionnels et spécialistes qu’ils fussent, ils ont donc préféré rester enfermés dans leurs certitude, sans fondement.
Depuis, j’ai fait mon chemin, voilà tout, et ces gens ont au moins contribué à forger ma volonté de savoir exactement ce que je veux et de vouloir y parvenir. Aujourd’hui encore, alors qu’est bien loin le temps de ma première réparation automobile et que je n’ai plus rien à prouver à ce sujet, bon nombre de collègues se plaisent à douter des capacités d’un handicapé de la vue dans ce domaine.
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Alors, «touch’pas à ça, c’est dangereux…»
«Le péché originel –nous dit Richard Bach– c’est de limiter l’être; ne le fais pas».
À l’heure où nos contemporains s’ennuient parce que tout semble exploré et conquis en ce bas monde, il est rassurant de savoir que, pour nous au moins, il existe encore des terres vierges à défricher.
[Note. Richard Bach, avec qui Patrice Radiguet partageait la passion pour l’aviation, est notamment auteur de Jonathan Livingston le goéland (1970).

[Paru dans Toucher et vision: stratégies éducatives et rééducatives, 32èmes journées pédagogiques du GPEAA, Angers, 1995, pages 71-75.]

Photographie d’illustration: Graham-H pour Pixabay.com