«le métier de pilote consiste à penser pour 85% et à sentir pour 15%. […] privé de ces 15%, on ne pourrait pas piloter». En 2007, la socio-anthropologue Caroline Moricot expliquait cet «irréductible engagement du corps», même avec les machines les plus automatisées.

 

Au coeur d'un tourbillon dans un ciel de tempête en haute altitude. Les mouvements d'air sur un ciel noir font penser à une mer déchainée

 

Pourquoi les aviateurs (civils et militaires) «continuent[-ils] de parler de “pilotage aux fesses” pour exprimer le ressenti physique du vol» (page 204) alors que, depuis les années 1990, «des dispositifs automatisés [sont entrés] massivement dans les cockpits pour optimiser, sous le contrôle de l’équipage ou indépendamment de lui, la gestion du vol» (page 202)? Le Grand Robert ne mentionne pas cette locution figurée, mais précise que «dans plusieurs expressions […] les fesses, comme le cul, sont symbole de la personne elle-même», du corps tout entier. Nous ajouterons que les coureurs automobiles, les motards, les skippers de bateaux emploient également la formule ou certaines variantes (lire par exemple Le Journal de Montréal).
L’article témoigne, en creux, de l’illusion technologique du XXe siècle et de l’absence de véritable réflexion ergonomique dans la conception des machines de pointe, pensées en fonction du seul résultat à atteindre et sans prendre en considération le ressenti des opérateurs humains*. Or, si «l’accroissement des automatismes a renforcé [la] dimension [de présence intellectuelle]» du pilote (page 201), «on ne peut pas piloter sans son corps ni ses sens» (pages 203 et 211). Car «l’homme intervient dans l’interprétation des actes de la machine, il en restitue la cohérence, il en rectifie parfois les défauts» (page 205). «Il ne s’agit pas seulement de répondre à un rôle de surveillance: il faut anticiper, adapter, communiquer, éventuellement débrayer pour reprendre en manuel, et surtout décider de la fiabilité des informations affichées sur les écrans» (page 206).
L’auteure semble d’abord minimiser la «privation» ou «perte des sens» subie par les pilotes des avions civils de nouvelle génération, tel que l’Airbus A-320, en la redéfinissant comme «une perte de leurs habitudes sensorielles» (page 203). Mais elle décrit finement le processus d’«appropriation» et d’«incorporation» par lequel ils ont été contraints de reconquérir «la familiarité, voire l’intimité, avec la machine», en l’absence de «retour sensoriel» prévu par les ingénieurs (page 205). Ils ont, en particulier, dû contourner «l’immobilité des manettes des gaz, qui se traduit pour eux par une perte d’information essentielle par rapport à “avant”, où ils “sentaient” la manette bouger, aller en avant ou en arrière et indiquer une poussée ou une réduction des moteurs» (page 205). Il y a donc «tension entre une automatisation qui tend à mettre le corps à distance et une appropriation de l’outil qui utilise le corps comme un des moteurs principaux de sa mise en œuvre» (page 203).
Cette tension est mise en évidence par les conditions extrêmes des chasseurs militaires. «Du fait de l’augmentation des performances des avions récents, le corps est soumis à des contraintes physiques de plus en plus importantes: quasi-immobilité, équipement lourd (casque, masque, combinaison anti-g, et surtout prise de facteur de charge» (page 207). Une note rappelle que «les “g”, c’est-à-dire les facteurs de charge, agissent sur la circulation du sang dans le corps. Si le cerveau est inondé, le pilote peut perdre momentanément la vue, victime d’un rétrécissement de son champ visuel, voire d’un voile noir devant les yeux. Cet état peut le conduire rapidement à l’évanouissement».
«Tout cela, les pilotes l’apprennent graduellement, souvent à leurs dépens, et ils le résument dans ce qu’ils nomment entre eux le “sens de l’air”» (page 208). L’un d’eux témoigne: «au début, quand je suis arrivé sur Mirage 2000, je me sentais dans un monde aseptisé, inodore et incolore. Alors qu’on arrive d’un Upsilon qu’on maîtrisait et qu’on pilotait plus ou moins aux fesses, on arrive sur un avion qui réagit très différemment: vous tirez sur le manche et vous prenez un facteur de charge énorme et vous êtes assommé; vous faites vingt minutes de vol et il vous faut une nuit entière pour récupérer tellement c’est contraignant, et au début vous ne sentez rien, au niveau des sensations, pas du ressenti physique pur et dur» (page 209).
En somme, «les hommes passent par l’apprentissage du “meilleur” contact tactile avec la machine, ils découvrent par eux-mêmes les réactions de l’avion à leurs actions, au point de finir par les prévenir» (page 210). À la suite de ce «réapprentissage des sens», «le savoir-faire incorporé devient routine, il convoque une intelligence non consciente du corps (par exemple, contracter ses abdominaux en tirant sur le manche pour accompagner l’effet de la combinaison anti-g)» (page 211), ou encore: «si vous commencez à prendre du facteur de charge et que vous tournez la tête ensuite, là vous allez vous faire mal. Si vous tournez la tête, vous stabilisez et vous prenez du facteur de charge, là vous allez être bien» (page 208).
[Note 1. Cette rupture dans les conditions du travail de pilotage illustre la troisième période de l’évolution de l’ingénierie que distingue l’historien Georges Vigarello au début du même numéro de la revue Communications: l’«imaginaire du corps» des opérateurs au travail s’est d’abord focalisé sur leur puissance énergétique au XIXe siècle, puis sur leur adresse et leur attention nerveuses dans la première moitié du XXe siècle, enfin sur l’abstraction et la transparence (illusoire) de leur «corps informationnel» depuis cinquante ans.]
[Note 2. Le caractère principalement «informationnel», pensé, du pilotage d’aujourd’hui explique que plusieurs dizaines de personnes aveugles soient capables de pratiquer l’aviation, grâce à la mise en audio du vol et des procédures à exécuter. Les sensations kinesthésiques (externes et internes) mentionnées par les pilotes voyants expliquent que les personnes aveugles puissent se passionner pour cette activité. Cependant, elles ne les exemptent pas des illusions sensorielles. Or, en matière de pilotage d’un aéronef, si une perception ne peut pas être confirmée ou infirmée par l’un des autres sens, elle peut rapidement conduire à la mise en danger du vol et de l’équipage. C’est pourquoi, plus que le pilote voyant, le pilote aveugle doit faire une entière confiance aux paramètres et informations qui lui sont transmis.]

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Photographie d’illustration: Jan-Mallander pour Pixabay.com