Dans une étude de 2012, cinq chercheuses et chercheurs de l’Institut de Psychologie (Université Lumière Lyon 2), coordonnés par Anna Rita Galiano, révèlent avec nuance quelques différences de fonctionnement entre vision et toucher. Voici ce qu’on peut en retenir. …

 

Sur une table, accompagné d'une feuille de consignes, un tangram terminé : des pièces de formes et couleurs variées construisent un mandala aux extrémités tantôt rondes, tantôt pointues

 

Nous allons insister sur les apports de ce travail à la compréhension du toucher, mais il convient de souligner au préalable que ce point n’est pas central pour les auteurs. Ils s’intéressent en effet à «l’incidence de la déficience visuelle sur l’utilisation du langage» en se donnant deux objectifs: l’un fondamental, «appréhender les spécificités langagières propres à une population de personnes aveugles»; l’autre applicatif, «fonder les bases d’un futur référentiel en vue de l’amélioration de la technique de l’audiodescription», consistant à «décrire l’environnement en se mettant à la place de la personne aveugle et en essayant d’imaginer le mode original de représentation qu’elle peut avoir» (page 129).
Les hypothèses de départ ont donc tendance à radicaliser les différences potentielles entre les trois catégories d’informateurs adultes participant à l’enquête: six aveugles de naissance, six aveugles tardifs et six voyants aux yeux bandés. Les méthodes statistiques classiques en psychologie expérimentale aboutissent cependant à trois reprises à constater l’absence de «différences significatives» entre les trois groupes (pages 133, 134 et 136). Le grand apport de l’article consiste à dépasser ce constat en recourant à des analyses plus qualitatives, qui s’appuient sur des verbatim des participants et sur le repérage des stratégies d’analyse privilégiées par chacun des groupes.
Signalons enfin une difficulté pour la lecture de cette étude: les chercheurs ont forgé leurs propres dénominations au lieu de reprendre le vocabulaire commun aux linguistes et aux analystes du discours (littéraire ou non littéraire). Pour clarifier l’exposé de leurs principaux résultats, nous choisissons donc les synonymes d’usage courant.

Identifier globalement l’objet perçu versus le décrire en détail

Les auteurs rappellent le fait bien connu que «le toucher ne permet pas d’appréhender [une] figure immédiatement dans sa globalité. Le sujet doit d’abord progresser de manière séquentielle, et donc segmentaire, pour ensuite en tirer une représentation globale» (pages 137-138). En espérant éviter cette difficulté à ses informateurs, l’équipe a eu la bonne idée de les interroger sur des dessins en relief tirés du Tangram, puzzle traditionnel chinois, dont «les contours sont délimités par des lignes continues et l’intérieur est constitué de petits points (délimitation de la surface)»: «il s’agit de figures ambiguës n’ayant aucune correspondance avec des objets réels sinon celle attribuée de manière subjective par les sujets. Les sujets ont pour tâche de les décrire (tâche de description) et non pas de les identifier (tâche d’identification)» (page 132.
Cependant, chassez les routines, elles reviennent au galop. Plusieurs verbatim montrent le besoin qu’ont les informateurs, notamment les voyants, de se référer à des catégories d’objets existantes, comme dans cet exemple: «je sais pas on dirait… peut-être un oiseau un oiseau fin de profil là il aurait un bec ici ah quand même ouais des oreilles mais elles seraient super grandes les oreilles quand même et là soit une aile déployée ouais une aile et pas de pattes… (grand silence) je sais pas à quoi ça pourrait correspondre ouais à une forme… (grand silence) nan je vois pas à quoi ça pourrait correspondre d’autre c’est pas un oiseau c’est sûr parce que là y a une oreille énorme (grand silence)» (pages 135-136). Et les chercheurs, même quand ils s’efforcent de rassurer les interviewés, ont du mal à mettre à distance ce réflexe de pensée: «décrire oui si après vous pouvez l’identifier à quelque chose vous le faites aussi mais le but c’est de décrire» (page 136).
Trois faits confirment indirectement cette tendance. Le groupe de voyants aux yeux bandés, moins habitué à exercer son toucher, est «celui qui exprime le plus de difficultés dans la réalisation de la tâche», sur le mode «je ne sais pas». Il a aussi «produit plus de demandes de clarification», du type «il faut pas que je vous dise ce que c’est il faut que je vous dise ce qu’il y a (?)» (page 135). Enfin, contrairement aux études où les mêmes figures sont perçues par la vue, aucun des groupes n’a formulé d’«énoncés de descriptions d’actions», du type «il lève les bras» (page 134): «en effet, le sujet doit pouvoir d’abord produire des références qui expriment une ressemblance à des entités comme des animaux, des personnages (réels ou imaginaires), etc., avant de pouvoir décrire une action propre à cette entité» (page 137; lire plus bas notre note).

Détailler les parties de l’objet ou ses propriétés

Le seul point sur lequel les calculs statistiques habituels obtiennent un résultat probant reste la distinction d’«éléments qui composent la figure […] par exemple: “il y a quatre pattes”, “il y a un grand triangle”, etc.». Pour cette fragmentation de la figure en parties, «la différence entre les trois groupes est significative. […] Le groupe de voyants n’a produit qu’un faible pourcentage d’énoncés» de ce type (page 134), alors que «les aveugles de naissance ont montré une tendance à décrire les figures de manière plus importante dans leurs parties» (page 138).
Symétriquement, «le groupe d’aveugles de naissance a un recours moindre» aux énoncés qui qualifient la figure par ses propriétés caractéristiques (par exemple, «petit» ou «compact»), «alors que les deux autres groupes les emploient de manière importante». Les chercheurs relient à nouveau cette particularité au fait qu’il faudrait «avoir déjà produit une interprétation analogique (globale) de la figure» avant de pouvoir la qualifier (page 134). Il nous semble qu’une autre hypothèse est que ces propriétés ont une valeur relative, par comparaison avec d’autres éléments du même type. Or, compte tenu de la limitation du toucher dans la société actuelle, les aveugles de naissance ont moins de valeurs de référence que les aveugles tardifs ou les voyants.
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Il va de soi que ce fonctionnement séquentiel du toucher constitue un désavantage pragmatique pour catégoriser rapidement et efficacement les objets. Mais, d’une part, cela ne doit pas faire oublier ses avantages analytiques pour caractériser la composition de ces mêmes objets en parties, leur(s) matériau(x) avec les propriétés qui s’y attachent, et les inférences pratiques qu’on peut en tirer. D’autre part, dans le cas des volumes, aucune étude scientifique n’a encore été conduite, à notre connaissance, pour investiguer les différences qualitatives entre la perception visuelle de l’aspect (la face qui s’offre aux yeux de l’observateur) et la perception haptique de ce que Jean Paulhan dénomme l’«inspect»: la conscience simultanée du dessus, de l’avant, du dos, des côtés et du dessous des choses. Il y a là deux appréhensions complémentaires du tout de l’objet (lire notre article Jean Paulhan: quand l’intuition artistique aide à mieux comprendre les perceptions).
Plus généralement, les résultats et les questionnements de cette enquête nous paraissent montrer que le toucher n’est pas une médiation, un substitut, une compensation à l’absence de vue: il est donné à tout un chacun comme un sens en tant que tel avec ses procédures particulières. Il peut être utilisé, dans certaines situations courantes (bien en-deçà de la malvision ou de la non-vision) pour acquérir un équivalent de ce que peut connaître la vue, mais sa fonctionnalité propre est de nous fournir des informations spécifiques auxquelles la vue n’a pas directement accès.
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[Note. Les chercheurs s’étonnent que, même lorsque des interprétations globales sont produites par les sujets (quel que soit leur groupe d’appartenance), on n’observe pas de descriptions d’actions. Pour eux, «deux hypothèses sont possibles. La première selon laquelle le support tactile […] employé (figures planes) est peu apte à favoriser des perceptions globales. La deuxième hypothèse consiste à considérer la vision directe comme une composante qui interviendrait dans la production de descriptions verbales d’actions» (page 137). Nous en proposons une troisième: interpréter une figure fixe comme représentant un mouvement suppose un travail complexe d’inférences à partir de la position d’un élément et, plus souvent, à partir des positions relatives de plusieurs éléments les uns par rapport aux autres.

Référence
GALIANO, Anna Rita, PORTALIER, Serge, BALTENNECK, Nicolas, GRIOT, Marion et POUSSIN, Marjorie, 2012, «Étude pragmatique des compétences référentielles des personnes aveugles», Bulletin de psychologie 518, pages 129-139.

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Quitterie Ithurbide, une belle démarche interrompue.

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Photographie d’illustration: Protowink pour Pixabay.com