La philosophe Hélène Laulan nous fait l’amitié de partager quelques réflexions de sa thèse de doctorat en cours de rédaction. Elle y examine le «baiser» comme une expérience holistique permettant d’«apprendre à toucher le monde pour s’y fondre avec l’autre dans soi».

 

Un tableau interprétation d'après une vidéo d'Andy Warhol. Deux parties distinctes: en moitié basse, une aquarelle en noir et blanc d'une femme embrassant un homme sur la bouche en lui tenant le visage. En moitié haute, un texte écrit à la main : "profondeur de la matière, de l'écran, le bruit. comme des apparitions, des fantômes. Voir sans lire. Voir sans dire. Une disparition dans la lumière".

 

Comment se connecter à la terre, comment s’enraciner? Où atterrir? demandait Bruno Latour.
Au 17ème siècle les sciences contemporaines n’étaient plus aptes à rendre compte du monde et la révolution cartésienne a consisté à proposer une autre science avec sa méthode. Il s’agissait de prendre conscience que les sens nous trompent et que la tradition nous empêche de remettre en cause les connaissances instituées.
Aujourd’hui le progrès et la technique qui en est le résultat nous trompent aussi et nous égarent. La technique nous a fait croire qu’elle est capable de soutenir nos sens et de les augmenter. Ainsi la technique nous persuade qu’elle est apte à étudier le monde en s’immisçant dans l’immensément petit et dans l’immensément grand mais elle oublie l’attention au monde dans sa totalité et les relations entre les vivants qu’elle n’est pas capable d’enregistrer intégralement. Pour la technique, seul ce qui s’enregistre existe. L’invisible est de l’ordre du mystère ou de l’énigme qu’il faut résoudre. Dans toutes nos activités, nous sommes sommés de rendre des comptes avec des chiffres et des relevés. Mais ces mesures techniques oublient le réel dans sa complexité vivante et créatrice de significations.
Descartes ne se trompait pas pour autant quand il affirmait que le réel perçu n’est pas la réalité. Mais les mesures techniques des univers qui échappent à nos sens ne peuvent pas prendre en compte nos relations dans le monde et les mondes créés par les technologies nous en éloignent. Une révolution est nécessaire, déjà pressentie depuis au moins le romantisme pour redonner de la chair à nos vies. La chair est celle du monde et elle est aussi le supplément d’âme nécessaire à la technique.

Woke

Ces révolutions sont déjà entamées avec des mouvements alternatifs, parfois ésotériques, qui construisent un autre état du monde en introduisant de l’étrange et de l’étranger.
Comment réveiller nos sens endormis par les théories immatérielles et technologiques? Réveillez-vous, «woke», «be woke» ou «stay woke». C’est le mot choisi par les afro-américains victimes de ségrégation pour nous demander de sortir de notre torpeur face aux injustices sociales. «Woke» c’est le cri d’alerte pour entamer une révolution contre les traditions obscurantistes.
[Note. «Woke» est utilisé pour «woken» ou «awake» en anglais vernaculaire afro-américain.]

Photographie en noir et blanc du lynchage de Duluth. Une foule nombreuse d'hommes blancs rassemblés autour d'un poteau auquel deux hommes noirs torses nus sont pendus. Un troisième homme noir gît à terre.

 

Ce document est une carte postale de 1920 qui glorifie le lynchage de «three negroes» à Duluth dans le Minnesota pour vol en octobre 1919. Les hommes blancs posent pour la photographie, fiers. WOKE, réveillez-vous! Le wokisme est un combat pour faire prendre conscience des réalités. Le mot est dès lors dangereux et révolutionnaire. Son sens positif originel est dévoyé par les puissants qui craignent de perdre leur pouvoir: le wokisme devient un terme péjoratif pour identifier des personnes aux idéaux révolutionnaires tournés contre les hommes blancs et le libéralisme. Ainsi, la révolution et la volonté de changement sont étouffées.
Hayao Miyazaki, le fondateur des studios Ghibli, mène un combat écologique pour nous éveiller à la nature que nous habitons. La nature n’est pas uniquement extérieure à nous, elle est aussi notre nature, elle est une partie intégrante de notre être. Le corps humain est tout entier sensible par le toucher, tous ses organes sentent et ressentent les contacts avec plaisir ou dans la douleur. Nous n’existons pas isolés du monde mais dans le monde, avec le monde, nous sommes une partie du monde. Dans le dessin animé Pompoko (2014), les tanakis, des petits chiens de prairie, en voie d’extinction en raison de l’amoindrissement de leur territoire par l’hégémonie humaine, tentent de faire peur aux humains pour récupérer des espaces de vie. Ils organisent une grande parade nocturne d’esprits effrayants, laquelle est immédiatement récupérée par des promoteurs humains qui la détournent en publicité au profit d’un futur parc d’attraction. La volonté d’éveil est retournée contre elle-même pour servir ceux contre qui elle se bat.
Beaucoup d’autres révolutions tentent de déplacer les traditions établies: la révolution Queer contre la dichotomie sexuelle obligatoire masculin/féminin, la révolution sauvage contre la dichotomie nature et culture qui nous éloigne de la nature au profit de la culture civilisée, la révolution animiste contre la distinction du rationnel et de l’irrationnel, la révolution paysagère pour revenir au sentiment tactile éprouvé en immersion dans la nature, la révolution écoféministe pour déplacer les valeurs héroïques héritées du patriarcat en valorisant le soin et l’attention à toute forme de vie. Chacun·e apporte son regard, son point de vue, sa touche et l’objectif est identique: il s’agit de déplacer notre considération sur le monde en réveillant nos sens, il s’agit de regagner notre puissance d’être en quittant l’isolement d’un corps déconnecté du monde.

Le monde doit être romantisé

La révolution romantique au 19ème siècle critique le rationalisme asséchant qui nous éloigne du sens originel, simple, intuitif du langage du corps en tant que vivant au sein de la nature. Novalis écrit:
“105. Le monde doit être romantisé. C’est ainsi que l’on retrouvera le sens originel. […] Cette opération est encore totalement inconnue. Lorsque je donne à l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, alors je les romantise.”
La formule est à cultiver comme une maxime et à prendre très au sérieux. Qu’est-ce que c’est romantiser le monde? C’est redonner aux choses simples leur importance existentielle. Le monde technique ne nie pas les choses simples mais il les occulte par ses fracas tellement réjouissants et accaparants. Dans notre société, les choses simples n’ont pas seulement perdu toutes leurs séductions, elles ont même été reléguées aux rangs des choses vulgaires. Dans le monde que nous avons construit et que nous nommons civilisé eu égard aux progrès permis par les connaissances, la simplicité est peu à peu confondue avec la vulgarité de la pauvreté mal considérée. Pourquoi en effet marcher pieds nus? Pourquoi jeûner? Pourquoi écrire à la main?… Retrouver le sens originel, c’est donc réinsuffler dans les mots leurs racines liées à nos racines; non pas systématiquement, sans réflexion, mais dans les mots dont nous avons besoin pour dire nos attachements. Le «baiser» fait partie de ces gestes dénaturés par l’évolution culturelle et la communication contemporaine et de masse tournée vers la séduction et le profit. Le «baiser» mérite un sens élevé; geste commun il n’en reste pas moins mystérieux et inconnu malgré les apparences de sa surreprésentation.
Dans Sentir et savoir. Une nouvelle théorie de la conscience, le médecin chercheur en neuroscience António Damásio montre que les sens du corps sont indissociables de la conscience. Le corps éprouve des sensations que le système nerveux «imagine», c’est-à-dire transforme en «images» par associations des signes chimico-organiques et électrico-neuronales à des expériences vécues. Le sentiment est ainsi une image neuronale de la sensation dans le corps. Les sensations ne sont pas seulement transformées en signaux électriques, codées comme un algorithme, elles sont tissées à la matière de notre corps qui est la matière de notre conscience.
Les images mentales sont des prolongements de notre corps qui cherche un moyen de les partager pour rentrer en relation avec le monde. Le langage est ainsi une création du corps pour construire des interactions nécessaires au bien-être de celui-ci dans l’homéostasie. L’homéostasie c’est l’équilibre organique. Les organismes vivants développent des solutions très variées pour se connecter au reste du monde. Le langage est donc une création, parmi beaucoup d’autres, dont la forme complexe quitte la matière. La parole est donc le prolongement de nos corps qui associent un son à une image sensitive du corps. La parole touche. L’image créée par la parole et les réactions à celle-ci rétroagit par interaction sur le corps et c’est pourquoi elle peut donner l’illusion que l’esprit est premier et comme le conducteur de la matière dont il est en réalité une émergence neuronale et complexe.
Lisons avec attention ce que publiait Edmund Husserl –le fondateur de la phénoménologie, une philosophie qui pense à partir de la description des phénomènes existants- dans Ideen I en 1913:
«Le monde dans sa totalité n’est pas simplement physique, mais psycho-physique. De lui doivent dépendre –cela est indéniable– tous les flux de conscience liés à des corps animés.
Ainsi d’un côté la conscience doit être l’absolu au sein duquel se constitue tout être transcendant et donc finalement le monde psycho-physique dans sa totalité; et d’autre part la conscience doit être un évènement réel (reales) et subordonné à l’intérieur de ce monde. […] C’est uniquement par la relation empirique au corps que la conscience devient une conscience humaine et animale d’ordre réel; c’est par là uniquement qu’elle prend place dans l’espace de la nature et dans le temps de la nature –dans le temps qui se prête à des mesures physiques» (pages 178-179).

Un autre paradigme est donc possible

Qu’est-ce que ça veut dire qu’un autre paradigme est donc possible? Ça veut dire qu’en comprenant que le corps sentant et senti n’est qu’une partie de la totalité du monde qui le ressent aussi, on peut peut-être envisager une autre manière de comprendre et d’être au monde. Ça veut dire qu’en retrouvant l’origine des mots qui expriment le corps on peut peut-être se reconnecter à la vie.
Il s’agit d’abord de comprendre que la vraie pensée est en interdépendance avec le phénomène vécu dans nos corps. Par exemple la pensée paysagère n’est pas la pensée du paysage. Augustin Berque nous montre la distinction et la confusion: la pensée du paysage peut être dite en mots, tandis que la pensée paysagère se heurte à l’indicible du corps.
«En ce matin d’avril aux Aït Mhand, sur l’asqqif, je me suis convaincu en tout cas d’un fait: la pensée paysagère est primordiale par rapport à la pensée du paysage. C’est le sens profond du paysage.» (pages 55-56).
La pensée paysagère c’est celle qui touche le paysage avec le corps, c’est celle qui décrit le phénomène du corps présent au paysage par tous les sens du corps. Dans l’histoire des civilisations, cette pensée sensible, vivante et agissante s’est exprimée par la création spontanée de beaux paysages. Les beaux paysages se constituaient intentionnellement mais sans objectif au fil d’un art de vivre en accord avec la nature. Comme le baiser, le paysage a été dévoyé par sa fétichisation académique, touristique et immobilière au profit du profit commercial. Le sens originel de la pensée paysagère s’est perdu dans la pensée théorique du paysage. Le sens originel du baiser est masqué par les interprétations symboliques et culturelles. D’un côté, il peut être l’objet d’interdiction pour préserver un puritanisme qui masque des systèmes de domination, d’un autre, sa popularisation idéalisée empêche de s’y abandonner. Le baiser est devenu un outil de vente et un modèle à imiter.

Le paradigme du baiser

Nous voulons aller encore plus loin concernant le baiser: notre hypothèse est que le geste du baiser, le toucher des lèvres, des langues et l’échange du souffle (ou de l’esprit) serait comme un paradigme du geste artistique qui permet la transmission d’une présence individuante. Il s’agit ainsi de lutter contre le paradigme implicite qui fait du baiser un geste suranné, un peu dégoutant et au mieux grivois.
Novalis, transformé par son amour pour la jeune Sophie qui va mourir avant de devenir adulte, veut cultiver son souvenir comme un aiguillon merveilleux à la source de la vérité. Il fait ainsi du baiser le fondement de sa philosophie nouvelle:
«Il ne faut jamais s’avouer qu’on s’aime soi-même. Le secret mystère de cet aveu est le vivant principe du seul vrai et éternel amour. Le premier baiser dans cette entente est le principe de la philosophie– l’origine d’un monde nouveau– le début d’une ère absolue– l’acte d’une infinie et toujours plus grande union avec soi. À qui ne plairait une philosophie qui prend naissance d’un premier baiser?
«L’amour popularise la personnalité.– Il rend les individualités transmissibles et compréhensibles. (Intelligence de l’amour).»
Cette note 69, Novalis l’a soulignée.
Le baiser comme une ouverture totale.
Dans Plaire et toucher: essai sur la société de séduction, Gilles Lipovetsky introduit une invitation à changer de paradigme qui résonne avec notre thèse. La séduction est mal considérée parce qu’elle est réduite à une manipulation trompeuse alors que séduire, c’est aussi construire une relation séduisante et agréable qui privilégie le plaisir. Les détracteurs puritains du plaisir réduisent le sens des mots pour exclure certaines pratiques du champ possible de la pensée. Le plaisir est dangereux parce qu’il donne de la puissance créatrice.
Les mots et les gestes finissent par être neutralisés et asséchés par le détournement des détracteurs du plaisir de la «chair du monde». Tout ce qui est relié à la primitivité intuitive de nos existences est suspect comme si notre animalité nous éloignait de la vie spirituelle. Or, c’est le plaisir du corps qui nous donne notre puissance de vivre. Et c’est cette éducation aux plaisirs de la rencontre avec la «chair du monde» que nous souhaitons envisager pour déplacer le regard que nous portons sur les choses.
La culture et les sociétés transforment donc le sens des mots. Les glissements sémantiques portent l’histoire des priorités sociétales. Les mots les plus complexes peuvent même souvent vouloir dire une chose et son contraire suivant le locuteur et le contexte. Nous avons montré que les valeurs positives du wokisme ont été détournées pour faire dire au mot son contraire, à savoir qu’il s’agirait de racisme contre les «bonnes gens». Les vertus positives des mots et du langage qui nous engagent à agir et à retrouver le pouvoir confisqué par les élites au pouvoir sont systématiquement retournées en mal contre le bon ordre établi.
Les mots sont donc dévoyés de leur sens originel et puissant pour confisquer leur puissance primitive de liaison avec la chair du monde, détournés par les priorités sociétales d’utilitarisme, d’efficacité, de progrès et de rationalité pragmatique.
Tant que le baiser est impensé, sa puissance reste confuse. L’expérience individuelle et singulière est contrainte au secret et à l’ésotérisme, elle devient impartageable. Quand on n’a plus les mots pour dire ce qu’on ressent, c’est le processus inverse de l’émergence de la conscience qui s’enclenche: au lieu de s’enrichir du sentiment procuré par les paroles, la conscience des sentiments diminue avec l’empêchement d’associer le signe adéquat à l’expérience vécue. Si les relations entre le corps et le monde sont empêchées par des obstacles cognitifs, la réflexivité est entravée et trompée; les associations deviennent impossibles puis confuses et faussées par des modèles imposés. L’interprétation des signes de nos corps repose alors sur des interprétations culturelles construites indépendamment de nos expériences propres. L’émotion n’est pas première, elle est le résultat d’une interprétation multifactorielle reposant sur notre expérience et sur nos connaissances. Si l’expérimentation est biaisée et si les connaissances sont erronées, nous ne pouvons pas atteindre l’équilibre de notre être propre et donc le sentiment de plénitude et de bien-être.
Que se passe-t-il quand mon corps désire celui de l’autre? Comment nommer ce qui advient? Est-ce que c’est ça qu’on appelle le désir d’amour? Or «faire l’amour» est représenté d’une certaine manière conventionnelle. J’associe alors mon attirance et ce que je sais de l’amour. Faire l’amour, est-ce cela baiser? Mais si baiser ne veut plus dire que copuler, comment parler de mon amour? Comment le faire exister pleinement? Comment le rendre possible? Comment lui donner le sens originel qui correspond à celui de mon corps? Telles sont les questions qui se posent au personnage de Shevek dans le roman philosophique de Science-Fiction d’Ursula Le Guin:
«La langue que parlait Shevek, la seule qu’il connaissait, manquait d’expressions possessives pour qualifier l’acte sexuel. En Pravique, cela n’avait aucun sens pour un homme de dire qu’il avait «eu» une femme. Le mot dont la signification se rapprochait le plus de «baiser», et avait un emploi secondaire comme juron, était spécifique: il voulait dire violer. Le verbe usuel, ne prenant qu’un sujet pluriel, ne peut être traduit que par un mot neutre comme copuler. Il signifiait quelque chose que faisaient deux personnes, pas ce que faisait ou avait fait une seule personne. Cette structure des mots ne pouvait pas plus qu’une autre contenir la totalité des expériences, et Shevek était conscient du champ qui restait en dehors, mais sans être très certain de ses dimensions.» (page 69).

Quand baiser veut dire violer, comment parler encore d’amour?

C’est donc cela revenir au sens originel des gestes et des mots, retrouver ce qui les a mis au monde dans notre relation au monde. Baiser ou toucher avec la bouche un autre corps, c’est effleurer d’une caresse sensible un autre corps vivant. Baiser avec la bouche une autre bouche, c’est se faire rencontrer deux sensibilités profondes.
Certes, le baiser bouche à bouche n’est pas universel. Mais l’essence du geste, l’échange des souffles et des humeurs existent chez tous les êtres vivants. Qu’est-ce que le baiser? Un toucher des souffles qui s’emmêlent, un contact sensible de deux vulnérabilités, une exhalaison de la chair. Ainsi on peut embrasser avec le nez, avec les dents, inspirer des odeurs, souffler dans les oreilles.
[Note. Une étude publiée en 2015 dans American Anthropologist rapporte que seules 46% des cultures pratiquent le baiser bouche à bouche tel que la plupart d’entre nous le reconnaissent aujourd’hui. Par contre, comme l’avait montré Darwin au 19e siècle, il existe d’autres gestes pour mettre les corps aimés en contact. Darwin en a conclu que le désir des humains de « s’embrasser » est inné et universel si on élargit le baiser à d’autres gestes.
Dans son petit traité sur le baiser Francesco Patrizi distingue les différentes rencontres de la bouche avec un autre corps. Il hisse au sommet des baisers, en terme de plaisir, le baiser qui consiste en la rencontre de deux bouches, soit de deux organes aux muqueuses hypersensibles et synesthésiques. Comme dans le kamasutra… Francesco Patrizi construit une typologie des baisers avec une gradation des plaisirs: baiser sur les mains, la poitrine, le cou, les joues, les yeux et… la bouche; du bout des lèvres, avec succion, avec morsure et… avec la langue; les lèvres, la bouche, les dents, la langue touchent et se touchent. Embrasser, c’est prendre dans les bras. Pour embrasser, il faut pouvoir se tenir corps à corps dans une fusion qui unit deux êtres et éprouver le désir de rencontrer des profondeurs étrangères, les accueillir et les explorer pour s’ouvrir au monde.
Au lieu des bouches, on peut faire se rencontrer les autres organes des sens avec un autre corps ou entre eux, orifice de la narine contre orifice de la narine, souffle dans l’oreille, doigts dans les plis, souffle sur les yeux… Dans notre culture, les mots pour dire les contacts des corps sont «caresse »», «attouchement»… seul le premier sonne encore positivement… «toucher» l’autre demande plus que son consentement. Pour que la caresse soit source de plaisir, le corps doit s’ouvrir pour la recevoir, désirer rencontrer l’étranger du Monde, désirer l’inconnu.
«Comment vivre sans inconnu devant soi?» interroge René Char (page 247). Changer de paradigme, c’est revenir à nos instincts et apprendre à toucher le monde pour s’y fondre avec l’autre dans soi. Goûter l’odeur des chairs. Sucer les sucs du vivant. Ouvrir ses pores. Faire tomber les masques.

Conclusion pour une morale provisoire

Changer de paradigme c’est interroger le sens que la société confère aux mots et aux gestes simples, les expérimenter soi-même pour s’instruire soi-même, être attentifs à notre action dans le monde par la relation de notre corps aux autres.
Fermons les yeux et embrassons le Monde. Le Je est un Nous. Nous sommes notre milieu.
Hélène Laulan

Références

Berque, Augustin, 2008, La Pensée paysagère, éditions Éoliennes.
Char, René, 1947, Fureur et mystère, Babelio.
Damásio, António, traduction française de Jean-Clément Nau, 2021, Sentir et savoir, une nouvelle théorie de la conscience, éditions Odile Jacob.
Husserl, Edmund, 1913, traduction française de Jean-François Lavigne, 2018, Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures, aussi connues sous le titre d’Ideen I, Gallimard.
Latour, Bruno, 2017, Où atterrir? Comment s’orienter en politique?, éditions La Découverte.
Le Guin, Ursula, traduction française d’Henry-Luc Planchat, 1974, Les Dépossédés, Poche.
Lipovetsky, Gilles, 2017, Plaire et toucher: essai sur la société de la séduction, Gallimard.
Novalis, 18ème siècle, traduction française d’Olivier Schefer, 2002, «Notes et fragments» dans Le Monde doit être romantisé, éditions Allia.
Patrizi, Francesco, 16ème siècle, traduction française de Sylvie Laurens Aubry, 2002, Du baiser, le corps éloquent, éditions Les belles lettres.

Lire aussi notre article «J’embrasse… ou pas, selon les moments!».

Photographies d’illustration: 1) Tableau de l’autrice Hélène Laulan d’après « Kiss » d’Andy Warhol. 2) Lynchage de Duluth, source: https://en.wikipedia.org/wiki/Duluth_lynchings