Étreintes, poussées, chocs… Nous attirons l’attention sur les deux seuls articles francophones consacrant quelques sections au caractère éminemment tactile de ce sport. Leurs précieuses indications balisent un champ d’étude qu’il serait fructueux de mettre en culture.

 

Vue de profil d'une mêlée une fois les joueurs en poussée. Les premières lignes de chaque équipe (composée chacune de trois joueurs) sont emboitées, têtes contre têtes, bras dessus bras dessous, tandis que les autres joueurs les poussent par derrière. L'équipe de droite prend le dessus, le pilier au premier plan exerçant une poussée vers le haut soulevant son adversaire et le faisant lâcher prise. Pour ce faire, ce pilier en poussée projette son corps vers l'avant, presque à l'horizontale, une jambe tendue l'autre fléchie comme dans un départ de 100 mètres.

 

En 2002, Sébastien Darbon montrait, sur l’exemple de la mêlée fermée, le fort rendement de l’hypothèse de recherche suivante: «les propriétés formelles du rugby font la part belle à une forme de combat collectif fondé sur le contact étroit entre les corps, que ce soit dans les phases de plaquage, dans le dispositif de la touche ou dans les postures qu’imposent les regroupements sous toutes leurs formes (mêlées ordonnées ou spontanées [dites aussi rucks], groupés-pénétrants [également appelés mauls]…)» (section 65). Il est frappant et dommageable que, depuis vingt ans, ni lui ni aucun de ses collègues anthropologues n’aient approfondi cette thématique sur les autres situations mentionnées: toujours sur la mêlée fermée, dans la même revue Techniques & culture, le travail que Marjolaine Martin consacre en 2014 au robot simulateur de mêlée n’examine que le rôle de la vidéo et du langage dans la relation entre le joueur, la machine et l’entraîneur, jamais le ressenti tactile des positions et des mouvements.
Au-delà de l’intérêt propre de ce ressenti et de ses conséquences pour la réussite technique des actions de jeu, Sébastien Darbon ouvrait des sillons prometteurs sur plusieurs de ses implications socioculturelles. Ainsi, la fréquence du toucher interpersonnel apparaît comme une des explications du fait qu’aux Fidji, le rugby est le sport de référence pour la communauté mélanésienne (une moitié de la population), mais pas pour l’autre moitié, de culture indienne. De même, la suspicion d’ambiguïté sexuelle de ces attouchements aux yeux des spectateurs serait une des raisons de l’hypermasculinité affichée en dehors du terrain par beaucoup de joueurs. Or, à notre connaissance, ces filons n’ont pas été poursuivis, par exemple en observant ce qui se passe dans d’autres pays multiculturels ou parmi les joueuses du rugby féminin, en plein essor depuis quelques années. Comme nous l’observerons dans un second temps, la tactilité n’a été approfondie qu’à propos de la préparation d’avant-match dans le vestiaire.

La mêlée, «creuset d’une certaine conception du groupe orientée vers la solidarité»

Sous les intertitres «Le rôle central du corps» et «Une certaine conception du groupe» (sections 20 à 35), Sébastien Darbon part du constat que «dans la plupart des sports collectifs, les adversaires s’opposent au ballon ou à la balle; dans les trois autres sports (rugby à XV et à XIII, football américain), on n’obtient le ballon qu’en s’opposant au corps de l’adversaire», qui devient «la cible»: «en d’autres termes, c’est parce que le corps de l’adversaire aura été défait que l’on pourra jouer le ballon et marquer» (sections 20 et 22). Ainsi, «en première ligne, la proximité est plus grande entre adversaires qu’entre co-équipiers —et cela, au plus fort du combat!» (section 33): «tout l’art d’un pilier consiste […], lorsqu’il entre en mêlée, à éviter de fléchir le cou, en engageant sa nuque assez loin sous la poitrine du joueur adverse » (section 30).
Dans chaque équipe, «le pilier droit saisit le pilier gauche par l’épaule, ce dernier prenant son partenaire par le haut de la culotte» (section 31). Parallèlement, le joueur de deuxième ligne «peut ceinturer son partenaire […] de deux manières: soit en passant la main de son bras intérieur sous l’aisselle du partenaire, soit en le saisissant par la ceinture du short» (section 32). Mais surtout, sa position «implique que sa tête soit prise en étau entre les fesses du pilier (droit ou gauche) et celles du talonneur, mais aussi qu’il passe son bras entre les cuisses du pilier pour l’agripper par la ceinture du short, par devant, touchant ainsi ses parties génitales…» «Le fait d’être liés physiquement sous l’effort intense —et le fait d’être liés de cette manière particulière, faite d’une grande proximité charnelle— crée une communauté de sensations et d’intérêts extrêmement concrète. Il n’existe sans doute pas de sport collectif où l’on touche l’autre de manière aussi intime» (section 33).
Ainsi, c’est parce que ce sport est le plus collectif de tous que la tactilité y joue un rôle prééminent. Mais réciproquement, Damien Femenias et Mickael Campo montrent que toucher son partenaire et être touché par lui permettent à chacun des joueurs de mieux se mettre au service de l’équipe.

«Faire peau commune», adhérer «au sens et aux autres par les sens»

«Mobiliser par les sens, dans l’avant-match, est une façon d’accorder les sensibilités et de focaliser les attentions sur les données perceptives jugées essentielles pour jouer ensemble. Ce travail de sensibilisation se réalise par immersion (sonore, olfactive, tactile, discursive)». D’un côté, «il s’agit de devenir insensible aux interpellations du public, aux provocations de l’adversaire, aux douleurs qu’impliquent les chocs, etc.» De l’autre, «le vestiaire d’avant-match […] exprime en gestes, en perceptions et en paroles les objectifs et les valeurs du groupes, ajuste et cadre les expériences, régule les affects» (page 63). Nous ne synthétisons ici que les composantes tactiles de la riche description que Damien Femenias et Mickael Campo donnent de cette préparation.
«Ritualisé, le passage du vestiaire convertit progressivement les ressentis négatifs d’angoisse et d’effroi, de chute symbolique, que suscite l’affrontement à venir, en descente et en délectation de l’intimité chaleureuse, lentement pénétrée» (page 57). Cela commence par la mise à nu: «chacun se défait lentement de ses vêtements, attributs qui renvoient à son inscription et à sa trajectoire sociale et existentielle, extra-sportive. Comme s’il s’agissait de mourir à soi afin de regagner une forme d’indifférenciation par la nudité. Tous insistent sur cette séparation symbolique, qui consiste à “laisser le civil au vestiaire”» (page 55).
La seconde étape consiste à s’oindre, tantôt soi-même, tantôt mutuellement, de «toutes sortes de pommades et de crèmes chauffantes». Certaines ont une fonctionnalité physique manifeste: la vaseline, par exemple, disposée sur les points saillants du visage, «limite les frottements, réduit les risques de plaies, contient les saignements» (page 58). Les onguents thermiques, comme l’huile camphrée, valent surtout pour le bien-être qu’ils procurent: «s’ils n’échauffent les muscles qu’en surface, ils diffusent une sensation de chaleur intense, au niveau de la peau elle-même. Cette sensation, loin d’être cantonnée aux périodes les plus rigoureuses de l’hiver, est recherchée sinon cultivée pour elle-même» (page 60). Mais surtout, «la réciprocité des soins médiatise une communion par le dedans, donne à l’équipe l’occasion de faire corps» (même page): car «chacun fait appel à un soignant, kinésithérapeute, bénévole ou partenaire, habitué sinon fidèle, à qui il confie le soin de lui masser le dos, les épaules, la nuque, avec des crèmes plus épaisses, plus difficiles à faire pénétrer» (page 59).
«Les massages, qui engagent des échanges par contact, des contacts par frottement, constituent [ainsi] des expériences fortes et symboliquement riches, qui rendent visibles [nous dirions plutôt palpable ou, au moins, sensible] la réagrégation en équipe» (page 60). Ils ont également une fonction rythmique: leur accélération progressive «accompagne une forme de montée en puissance et d’ensauvagement de soi. Le massage manifeste la volonté du masseur, une détermination qui, transmise “activement” et par contact au massé, vivifie la flamme qui l’anime» (même page).
La dernière étape, centrée sur la kinesthésie, passe par le contact avec les partenaires pour anticiper le choc collectif avec les adversaires. D’abord, «les joueurs se tiennent par les épaules, par les maillots, expirent plus profondément, oscillent et sautillent sur place de concert. Ils se serrent, puis relâchent les contractions». Ensuite, tandis que «les trois quarts manipulent davantage le ballon, du bout des doigts, par des gestes rapides et précis», «les avants, tournés vers le combat, se frottent, tête contre tête, se bousculent et se donnent des coups d’épaule». Enfin, «une dernière série d’exercices, en opposition, […] particulièrement engagés, exigent de maîtriser son agressivité, de l’inscrire dans des repères techniques» (page 61).

«Troisième mi-temps»

Par ses excès alimentaires et alcooliques, le banquet d’après-match constitue le pendant antithétique de l’avant-match dans le vestiaire. «Au terme d’un tel investissement, on comprend qu’il puisse être long et difficile, parfois douloureux, de revenir à la vie civile. On trouve ici une des clés pour comprendre la troisième mi-temps, qui fonctionne comme un rite d’hospitalité vis-à-vis de l’équipe adverse, et de séparation à l’égard des coéquipiers. Avec elle s’engage une dissolution progressive du groupe des joueurs, de ses hiérarchies internes, des échanges qui le structurent» (pages 63-64).
Sébastien Darbon souligne qu’il n’est pas paradoxal de considérer que «par la vertu d’une réaffirmation des valeurs partagées et au moyen d’une ritualisation des comportements, elle joue […] un rôle de renforcement du lien social ou, si l’on préfère, de perpétuation de la logique de groupe» (section 40). Il cite l’étude pionnière d’Anne Saouter qui concluait que «l’opposition entre les individus sur le terrain a été si intense, si physique, les joueurs ont tellement été liés l’un à l’autre, tous contre tous, qu’un rappel à la normalité est nécessaire: “on est entre adultes et ce n’est qu’un sport”. Se retrouver dans un contexte “rugby”, dans un microcosme qui défend un certain nombre de valeurs morales comme la solidarité et la fraternité, par le moyen festif qui est une façon plutôt agréable de revenir à la norme, permet de résoudre une contradiction majeure entre “soi”, entre gens du rugby: celui à qui je m’opposais violemment tout à l’heure est un allié partageant la même passion que moi» (section 41).

Note


Les ballons connectés (ou “intelligents”, de l’anglais smartball) ont été présentés par les fédérations sportives comme une aide à l’arbitrage, et par la presse comme une source d’information supplémentaire pour le public. Dans son Dictionnaire amoureux du rugby des temps modernes (éditions Plon, 2023), à l’entrée «Techniciens», Daniel Herrero les décrit, du point de vue de l’entraîneur, comme des «ballons équipés de puces reliées aux coachs, leur permettant ainsi de recevoir une foule de détails sur le toucher de balle, l’énergie ou la dextérité du passeur-éjecteur». Il y aura d’intéressantes recherches à mener sur la transformation de la gestuelle que ces balles vont occasionner, sur les verbalisations qui vont les accompagner et sur la conscience tactile et kinesthésique qu’elles vont favoriser.

Références

Darbon, Sébastien, 2002, «Pour une anthropologie des pratiques sportives. Propriétés formelles et rapport au corps dans le rugby à XV», Techniques & Culture [En ligne] 39.
Femenias, Damien, et Campo, Mickael, 2015, «Mobiliser par les sens, pour se comporter en équipe. Massages, messages et passages par le vestiaire au rugby», ESSACHESS. Journal for Communication Studies 15, pages 47-69.
Saouter, Anne, 1998, Du masculin et du féminin dans le rugby. Jeu des oppositions et gestion des transgressions, Thèse de Doctorat, Toulouse.

Consulter les articles de
Sébastien Darbon sur openedition,
Femenias et Campo sur essachess.com.

Photographie d’illustration: Loïc Dupin-Belleville