L’AFONT publie le projet de thèse d’Anaïs Choulet-Vallet, doctorante en philosophie des sciences. Son travail consiste à interroger ce que le toucher dit du rapport au corps dans le milieu thérapeutique, puis à élaborer des outils pour remédier aux problèmes mis en évidence.
Pour citer cet article :
Choulet-Vallet, Anaïs, 2021, «Se réapproprier son corps et sa santé au moyen du toucher», accessible sur http://fondationdutoucher.org/se-reapproprier-son-corps-et-sa-sante-au-moyen-du-toucher.
Note: l’article utilisant à plusieurs reprises le mot épistémologie, nous rappelons qu’ En domaine francophone, il désigne tout à la fois l’analyse des modes de connaissance, la critique des savoirs et leur histoire.
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Mon sujet de thèse est le toucher dans la relation de soin. Plus précisément, mon travail consiste à questionner ce que le toucher dit du rapport au corps dans le milieu thérapeutique, puis à élaborer des outils pour remédier aux problèmes mis en évidence. Il s’agit de construire une épistémologie féministe du corps sensible, c’est-à-dire d’interroger en situation les rôles joués par le genre et la sexualité dans la production des normes entourant le sens du toucher.
Je pars du constat d’une ambivalence pour ce qui est de la place de ce sens dans le milieu des soins: le toucher est tantôt une source de réconfort (un « supplément d’âme » pour contourner la déshumanisation des institutions de santé), tantôt un instrument de domination (un vecteur par lequel se matérialisent les violences gynécologiques, obstétricales, médicales, etc.). Je tiens à examiner ce sens en tenant compte du contexte sociopolitique dans lequel il est mobilisé. Ce faisant, je fais l’hypothèse qu’il n’est pas possible de s’extraire de cette ambivalence, tant que le toucher de soin n’est pas évalué à l’aune d’une critique féministe et ce, pour deux raisons majeures:
D’un côté, lorsqu’il est convoqué comme supplément d’âme, le toucher est une prérogative du corps soignant et paramédical, lequel est très majoritairement composé de personnes assignées femmes. Cela provient en partie d’une relégation des soins dits maternels à une représentation stéréotypée de la féminité: la figure des femmes est par construction associée aux gestes de soin. De sorte que les femmes sont contraintes par un devoir de toucher. C’est-à-dire qu’elles doivent manipuler les corps que la hiérarchie médicale ne daigne pas toucher de ses propres mains, qui plus est généralement dans de mauvaises conditions de travail. À ce sujet, les pensées, et plus précisément la «politique» dite du care représentent un apport critique non négligeable. Elles permettent de dénoncer la répartition sociale du travail domestique, corporel et émotionnel selon le genre, et partant, de revaloriser ce type de travaux sur le plan socioéconomique comme moral.
D’un autre côté, lorsqu’il est utilisé comme instrument de violences médicales, le toucher matérialise, au sens où il réalise dans la matérialité du corps, l’emprise médicale sur les corps perçus comme féminins. Cela prouve que le milieu thérapeutique n’est pas en dehors de la société et que, loin d’échapper aux rapports de pouvoir qui sévissent dans le reste de la société, le champ des soins les reproduit, voire en produit d’autres. Dans ce contexte, les femmes doivent accepter d’être touchées en toutes circonstances. Les scandales des touchers intimes sans consentement le démontrent.
Mon enquête philosophique s’organise en trois temps:
Premièrement, je vais définir le toucher de soin, ce qui sous-entend un double travail préparatoire: d’une part, il s’agit d’analyser les discours majoritaires sur le toucher qui, dans notre paradigme scientifique actuel, repose sur les sciences expérimentales telles que les neurosciences ; ainsi que les échos de ces discours dans le champ philosophique. D’autre part, il convient d’étudier les liens entre le sens du toucher et le corps global ou, pour le dire autrement, la manière dont le toucher met en jeu la sensibilité du corps.
Deuxièmement, je vais décliner une critique du toucher de soin sur plusieurs niveaux: il me faut, d’abord, contextualiser l’expérience tactile en interrogeant les normes sociales, politiques et thérapeutiques qui la circonscrivent. Cela demande de distinguer la manipulation tactile, qui relève du faire et peut être outillée, de la perception sensible, qui relève du sentir et présuppose une interaction corporelle. Ensuite, je souhaite réfléchir à la normativité perceptive dans le milieu des soins en mobilisant l’épistémologie de la santé de Georges Canguilhem. Cela permet, dans le sillage de cet auteur, de comprendre comment l’interaction sensible, particulièrement en présence de vulnérabilités, est l’endroit d’une création constante de normes corporelles ; aussi bien pour les soignant-e-s que pour les soigné-e-s. Autrement dit, cela revient à étudier le dialogue entre le corps sensible et l’épistémologie de la santé de Canguilhem, donc à examiner les implications de leur mise en contact. Il me faut, enfin, expliciter et dépasser les impensés et les paradoxes de cette tradition, en actualisant les travaux de ce philosophe au moyen des épistémologies féministes du positionnement. Cela implique de mobiliser la notion de vécu subjectif du corps et de la santé, non seulement pour donner de la consistance au corps vulnérable, mais aussi pour déconstruire les mécanismes sociologiques qui sous-tendent l’emprise sur ce corps vulnérable. J’interrogeraidonc l’expérience corporelle et perceptive, telle qu’elle est vécue en première personne.
Troisièmement, je vais explorer quelques solutions pour se réapproprier le toucher en contexte thérapeutique, notamment à partir d’une démarche d’éducation somatique, et dans le cadre plus vaste du mouvement de réappropriation féministe des corps et de la santé. Il s’agit de comprendre comment les pratiques somatiques, dès lors qu’elles sont mobilisées dans une perspective féministe, permettent de retourner le stigmate du toucher, donc de subvertir l’expérience tactile. Cette subversion consiste à rendre conscientes les violences qui traversent le sens du toucher, à une échelle aussi bien individuelle que collective, puis à réinventer les normes perceptives qui conditionnent l’expérience sensible, dans le but de dépasser les mécanismes de domination. Autrement dit, cette subversion constitue un acte politique, dont le corps est à la fois le sujet et l’objet, et dont l’outil est l’éducation à la santé.
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Mes recherches se nourrissent de mes diverses identités personnelles et professionnelles: celle de la philosophe, celle de la praticienne de shiatsu thérapeutique, celle de la militante féministe (notamment dans le champ de la santé) et celle de l’aveugle. Loin de se faire ombrage, ces différentes identités consolident la perspective épistémologique de mon travail, c’est-à-dire l’approche consistant à interroger le contexte de production et de diffusion du savoir.
Anaïs Choulet-Vallet
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Photographie d’illustration: Massagenerds pour Pixabay.com
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