Pour la psychologie traditionnelle, la fragmentation et la recomposition propres au toucher sont contreproductives par rapport à l’immédiateté de la vue. D’autres approches montrent que ces opérations sont, en fait, primordiales pour la perception de soi et du monde.

 

Portrait d'un enfant qui tend sa main paume ouverte et doigts écartés vers l'objectif. Son visage est en arrière-plan, dans le flou, mais on devine que c'est une petite fille souriante d'origine indonésienne. Sa main occupe le centre de l'écran et est recouverte de peinture. Chaque partie de la main est colorée dans une teinte différente: paume en rouge, pouce orange, index vert, majeur bleu, annulaire orange, auriculaire vert. Proche de son visage, on distingue une partie de son autre main, dans la même position, dont la paume est jaune et l'auriculaire bleu clair.

 

Nous rapprochons ici trois articles qui n’ont pas de lien préalable. Le premier est la synthèse très détaillée qu’Édouard Gentaz et ses collaborateurs ont consacré, en 2009, aux expériences concernant l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et de la géométrie en école maternelle et primaire. Les deux autres sont des communications de praticiens hospitaliers au «Rendez-vous» organisé par l’Association Portugaise d’Études Françaises (APEF) sur le thème du toucher (lire notre article Marie-France Mamzer quelle place pour le toucher en médecine au 21e siècle).

«Apports de la modalité haptique manuelle dans les apprentissages scolaires»

Édouard Gentaz et ses collaborateurs s’efforcent de renouveler la longue tradition de la psychologie expérimentale, qui s’intéresse peu aux apports qualitatifs de chacun des systèmes sensoriels, et majoritairement à leurs performances comparées pour la reconnaissance de propriétés supposées objectives. Or, comme l’écrit David Le Breton dans La Saveur du monde (page 177), «la subordination du sens à un savoir conçu sur le modèle de la vue, et rationalisé, amène nécessairement au dénigrement du toucher». Et, de fait, la présentation de l’état de l’art est émaillée de termes dévalorisant le tact: «exigüité, limité, morcelée, charge lourdement, désavantagée», etc.:
«Pour compenser l’exigüité du champ perceptif cutané (limité à la zone de contact avec les objets) et appréhender les objets dans leur intégralité, il faut produire des mouvements d’exploration volontaires, variant en fonction des caractéristiques de ce qu’il faut percevoir. La perception du stimulus va donc dépendre de la façon dont il est exploré. Il en résulte une appréhension morcelée, plus ou moins cohérente, parfois partielle et toujours très séquentielle, qui charge lourdement la mémoire de travail et qui nécessite, en fin d’exploration, un travail mental d’intégration et de synthèse pour aboutir à une représentation unifiée de l’objet» (page 3). La sollicitation de la mémoire «est importante car il faut conserver les données apportées successivement par la main puis les intégrer en un tout unifié» (page 4). «La perception haptique est désavantagée puisqu’elle est moins performante que la perception visuelle pour le traitement des informations spatiales» (même page). Ce serait donc parce que «la perception visuelle est plus riche et plus économique, [que] l’exploration haptique ne serait pas mise spontanément en œuvre et n’apporterait pas d’informations supplémentaires» (page 6).

La suite de l’article est consacré à ces «informations supplémentaires», dont les auteurs ne disent jamais qu’elles relativisent la «richesse» de la vue. Elles résident, d’une part, dans le caractère analytique de la perception tactile proprement dite, que les auteurs ne caractérisent jamais comme l’envers positif de son morcellement. Elles tiennent, d’autre part, à la mémorisation des programmes moteurs, dont les auteurs soulignent peu qu’elle est la conséquence de l’exploration «très séquentielle, qui charge lourdement la mémoire de travail».
Toute une batterie de tests prouve que «le sens haptique permet une meilleure discrimination des formes et des orientations» (page 15). Ainsi, dans l’apprentissage de l’alphabet, l’utilisation du toucher et de la kinesthésie permet «une diminution des erreurs de perception des lettres en miroir» (page 17). De même, «la mémorisation de lettres est meilleure lorsque les enfants les apprennent en les écrivant que lorsqu’ils les voient», et «la reconnaissance des lettres est meilleure quand les enfants les ont apprises en utilisant l’écriture manuscrite [qu’à partir d’exercices d’écriture au clavier] (même page). Enfin, l’attention à la gestuelle rend la graphie plus aisée, par le «passage d’une stratégie de contrôle rétroactif (basé sur les feedbacks sensoriels [avant tout visuels]) à une stratégie de contrôle proactif (basé sur une représentation interne du programme moteur)» (page 19).
Concernant la géométrie, «l’introduction de la modalité haptique, dans les exercices de reconnaissance des figures et d’utilisation du vocabulaire approprié, aiderait les enfants à mieux se représenter les figures planes élémentaires [cercle, carré, rectangle et triangle] grâce à son traitement analytique et/ou à son double codage (visuel et moteur). (page 29). «Cette modalité pourrait aider les enfants à traiter de la même manière les exemplaires d’une catégorie et donc à dépasser leurs spécificités au profit de leur généralité» (même page).

Les auteurs revalorisent donc l’apport du toucher et du mouvement, mais ils ne les conçoivent que comme des outils auxiliaires et provisoires au service de l’acquisition et de la performance. Il s’agit toujours d’un «ajout» (pages 2, 3, 7, 11, 16, 28, 30, 31 et 32) et d’une «facilitation» (pages 9, 10, 12, 17, 30 et 32). Leur emploi est limités à la période de cinq à neuf ans, et n’implique pas de cultiver le toucher pour les connaissances spécifiques qu’il pourrait apporter (lire notre article Le toucher une friche éducative à mettre en culture).

«Toucher, nommer, recomposer, séparer»

À partir du cas clinique d’une jeune patiente, Anne-Marie Picard (centre hospitalier Sainte-Anne de Paris) présente la méthode de «relaxation thérapeutique» élaborée par Jean Bergès et Marika Bergès-Bounes. «Il s’agit là d’aider à un “repérage topographique” des parties articulées du corps et de démontrer [au patient] que “chaque articulation joue séparément”, puis en relation l’une avec l’autre, avant de les situer dans un ensemble avec la totalisation, la généralisation finale» (page 206): par exemple, de l’épaule à la main ou de la hanche au pied. «Ce qui est recherché est “l’unité de l’esthésie», l’ancrage du corps relaxé dans une représentation propre à chacun» (page 207). «La relaxation thérapeutique va ainsi permettre [l]e décryptage des figures corporelles contradictoires qui nous abritent, que nous habitons à notre insu:
«a) le schéma corporel (ou corps réel): un corps en volume sera constitué par le toucher de ses différentes parties, parties pas toujours associées à une représentation mentale chez tout un chacun;
«b) le corps symbolique: là où se sont accrochés les signifiants de la famille, de l’école, puis du thérapeute. Le corps est d’abord segmenté puis reconstitué par la nomination; certains segments vont ainsi se mettre soudain à exister, ou à exister séparément puisqu’ils ont chacun un nom;
«c) le corps imaginaire […] est le résultat des rencontres et malencontres, des expériences de jouissances interdites, de souffrances subies et refoulements concomitants. Objet de l’angoisse parentale, il est, chez de nombreux enfants, l’extension du corps maternel. Au moment où le thérapeute nomme, sépare, rappelle à l’ordre du langage, les morceaux de ce corps imaginaire font retour, associés à des images refoulées» (page 208).
«Ce qui est accompli par cette technique […] est une recomposition du corps segment par segment et une réalisation que ces segments sont spatialement connectés. Les fantasmes, les angoisses, qui logeaient dans une partie du corps ou l’autre, vont faire place à une perception consciente qui bornera, dessinera différemment ce qui était des limites interdites, des bouts de corps forclos ou surinvestis de jouissance pour que les mots du corps puissent structurer un ensemble» (page 209).

«Réinvention de soi et d’autrui dans l’expérience de la maladie grave»

Élise Ricadat et François Villa travaillent en oncologie avec des adolescents et de jeunes adultes. Ils insistent sur la complémentarité entre la cure, le soin thérapeutique du corps réel, qui passe par sa manipulation aseptisée et souvent douloureuse, et le care, l’attention affective à la personne, qui passe souvent par le contact cutané, potentiellement dangereux et désagréable. Dans ces situations, «le toucher s’avère à la fois mortel et vital»: «l’autre (quel qu’il soit: amoureux, parent…) devient […] étranger et menaçant. Ses gestes sont craints comme pouvant être inadéquats, tout contact est en effet, alors, porteur du risque non seulement de complications infectieuses, mais surtout de se perdre plus encore dans les dédales d’un corps qui n’a plus ni forme ni entendement» (page 251).
«Or les jeunes patients disent aussi que, si [l]es périodes d’isolement s’avèrent durer trop longtemps, le besoin de contact et d’être touché leur est apparu crucial pour survivre» (même page). Anita, soignée pour une leucémie à quinze ans, déclare ainsi: « Tout le rapport au monde est tellement complètement modifié… c’est pour ça qu’on est complètement perdus et que si on avait davantage de repères, par le toucher par exemple, eh bien je pense que ça nous aiderait à nous recentrer et à nous retrouver parce que, oui, c’est trop, il y a quand même des moments traumatisants…» (page 255). Elle précise: «je me faisais masser par une dame. Et la sensation de douceur retrouvée de ma peau, ça c’était agréable. Et même je reprenais un peu confiance en moi, ça m’aidait à me dire: “ah tu vois, tu peux aussi avoir des choses agréables sur ton corps, c’est pas forcément que la maladie, que de la souffrance”. Ça, ça m’a quand même énormément aidée à tenir, je pense que je n’aurais pas tenu sinon» (page 256).
La parole des patients révèle que la cure et le care ne se contentent pas de coexister, mais interagissent. En négatif, «l’excès d’éprouvé sensoriel empêche le corps d’advenir alors même que c’est à partir du sensoriel et de son excès que naît la vie psychique» (page 249). En positif, «le toucher permet que la somme d’excitations revienne au seuil du supportable, démassifie le corps en quelque sorte en le rendant perceptible à partir de la zone touchée» (page 255). C’est, nous semble-t-il, l’application la plus décisive de la dynamique topographique de fragmentation et de recomposition propre au toucher.

Références

Gentaz, Édouard, et al., 2009, «Apports de la modalité haptique manuelle dans les apprentissages scolaires (lecture, écriture et géométrie)», In Cognito 3/3, pages 1-38, ekladata.com.
Picard, Anne-Marie, 2019, «Une fragile globalité: toucher, nommer, recomposer, séparer», dans Cabral, Maria de Jesus, Domingues de Almeida, José, et Danou, Gérard (dir.), Le Toucher. Prospections médicales, artistiques et littéraires, Paris, Éditions Le Manuscrit, pages 203-214.
Ricadat, Élise, et Villa, François, 2019, «Le toucher: levier de la réinvention de soi et d’autrui dans l’expérience de la maladie grave», dans Cabral, Maria de Jesus, Domingues de Almeida, José, et Danou, Gérard (dir.), Le Toucher. Prospections médicales, artistiques et littéraires, Paris, Éditions Le Manuscrit, pages 249-261.

Bonus: «la sensation d’habiter pleinement toutes les parties de mon corps à la fois»
L’écrivaine britannique Elizabeth Jane Howard (1923-2014), célèbre pour sa Saga des Cazalet, a publié bien d’autres romans. Un été à Hydra (1959) fait alterner les points de vue de quatre personnages. Parmi eux, Lillian souffre d’une longue dépression et a de graves problèmes cardiaques qui la maintiennent constamment sous traitement et lui interdisent certaines activités. Dans cet extrait, restée seule au bord d’une crique rocheuse, elle expérimente intuitivement quelque chose du même ordre que la relaxation thérapeutique.
«[…] sans réfléchir, j’ai fait pivoter mes jambes au-dessus de l’eau et attendu, avant d’immerger mon pied droit. Il a glissé sans paraître rompre la surface, et son blanc était plus brillant que ma jambe au soleil. La mer était onctueuse et d’une douce fraîcheur, comparée au rocher brûlant : j’ai tendu le pied, et le mouvement a fait renaître une puissante sensation oubliée. C’est parti du pied : j’ai commencé à sentir sa longueur et son poids, la séparation entre chaque orteil, l’eau sur ma peau et mon sang en dessous, et puis, à travers l’articulation de ma cheville, cette découverte est remontée lentement dans mon corps jusqu’à mes paumes, plaquées contre le rocher de part et d’autre de moi, et jusqu’à la racine de mes cheveux chauffés par le soleil. La différence entre voir ma main ou mon pied et les reconnaître – la sensation d’habiter pleinement toutes les parties de mon corps à la fois – était merveilleusement neuve et claire, et pendant un laps de temps infini, je suis restée ainsi vivante, jusqu’à ce que mon pied, immobile et froid, n’attire mon attention vers la mer. Elle m’a alors paru si belle que j’ai de nouveau été saisie par ses nuances de lumière et ses mystérieuses profondeurs fondues – son mouvement irrésistible, sa continuité immense et facile… Je me sentais encore joyeuse et en pleine possession de mon corps, quand j’ai plongé pour la rejoindre.»
Elizabeth Jane Howard, 1959, traduction françaisse Cécile Arnaud, 2019, Une saison à Hydra, La Table ronde / La Petite vermillon, pages 336-337.

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Photographie d’illustration: Yohoprashant pour Pixabay.com