main sur gorgeL’AFONT propose trois extraits significatifs d’«Une aveugle-sourde», récit autobiographique de Bertha Galeron. Elle y décrit comment, en posant ses doigts sur l’épaule, le cou ou les lèvres de ses interlocuteurs, elle perçoit leurs paroles grâce aux vibrations.
Ce qui frappe, dans ce document, c’est que l’auteure attribue la découverte de ces procédés de communication au «hasard» à deux reprises, à la «providence» par deux fois et à «Dieu» en une occasion. Elle précise que douze années séparent l’expérimentation du toucher sur le cou et celle du toucher sur les lèvres. Or cet intérêt de la perception vibrotactile était connu au moins depuis le XVIIIe siècle et l’éducation d’une dizaine de jeunes sourds par Jacob Rodrigues Pereire. Bertha Galeron appartenait à une famille cultivée et avait été réadaptée, après la perte de la vue, dans l’établissement des sœurs de Saint-Paul à Paris.
Il est donc vraisemblable que l’ignorance de ces moyens de compensation de la surdité soit due aux tabous socioculturels entourant le toucher. Dans la section IX (non reproduite ici), Bertha Galeron confie d’ailleurs: «mes mains jusqu’alors avaient peu touché les visages». Et on lira, dans la section X ci-dessous, que «le médecin […] traita de manie ce besoin qui m’était venu, pour écouter, de poser ma main sur le cou ou l’épaule de ceux qui me parlaient à l’oreille».
Rendue aveugle et malentendante par la typhoïde à l’âge de onze ans, Bertha Galeron, née de Calonne (1859-1936), devint sourde à 31 ans suite à des infections successives. Petite-fille d’un ministre de Louis XVI et épouse d’un architecte de renom international, elle fréquenta la société aristocratique et le milieu littéraire à Paris, Lisbonne et Bucarest. Ses premiers poèmes furent remarqués par Victor Hugo et son recueil Dans ma nuit, paru en 1890, fut réédité en 1897.
Ses fragments autobiographiques furent publiés le 20 avril 1918 par La Revue hebdomadaire qui, selon les éditions Plon, «trait[ait] de toutes les actualités littéraires, historiques, artistiques, sociales et scientifiques. Romans et Nouvelles». Ce périodique et son supplément L’Instantané parurent en réalité plus d’une fois par semaine de 1892 à 1939.
Bertha Galeron inscrit la description de ses perceptions tactiles dans le détail des circonstances de sa vie personnelle et familiale. C’est pourquoi nous en avons extrait les trois passages les plus suggestifs. Nous indiquons entre crochets et en italiques les périodes auxquelles ils se réfèrent. La version intégrale est accessible sur gallica.

Une aveugle-sourde

I [1870-1890]

Il y avait déjà vingt ans que j’étais sourde. Je l’étais devenue dans ma onzième année, quelques semaines après que l’ophtalmie eut fini d’éteindre mes yeux. Mais cette surdité n’avait rien d’inabordable, — j’allais dire, hélas ! rien d’incommode — tant je savais qu’on s’habituait vite à me parler à l’oreille, car, pour cela, on n’avait aucunement besoin de répéter les mots, ni de hausser le ton, ce qui me permettait de connaître et de reconnaître, chez tout le monde, le vrai timbre des voix et l’allure naturelle de la parole.
La musique, — à défaut d’impressions d’art bien définies, — pouvait me donner des impressions de beauté exaltantes, d’intimes jouissances ; mais je n’entendais bien le piano, le violon, la voix qui chante, qu’à la condition, toujours, de pouvoir écouter de près.
Enfin, il était facile de me faire la lecture : chez mon père, où l’on était nombreux, chacun s’y empressait, et c’était tellement me faire vivre, que mes amis me l’ont faite souvent pendant des heures.
[…]

V [2 décembre 1890]

À présent que je ne pouvais plus entendre de réponse à mes questions et que, en l’absence de mon mari, qui savait écrire en Braille, on ne pouvait plus rien m’expliquer, il me fallut donner, à tout ce que je voulais dire, une forme interrogative, afin que l’on n’eût qu’à répondre par signe : oui ou non. Oui, par deux coups légers sur ma main ; non, par un seul, ou bien encore par un mouvement de va-et-vient, fait du bout des doigts sur ma main.
Je doute qu’on puisse se représenter l’effort, la dépense de l’imagination que j’ai dû faire pour m’exercer à deviner les signes compliqués et multiples inventés par chacun pour communiquer avec moi.
Ma vieille bonne, désespérée, s’affolait toutes les fois que j’étais impuissante à la comprendre. Elle était dans un tel désarroi qu’elle oublia, ce premier jour, de défendre, ma porte, et que des femmes de la grande maison, très peuplée, où nous habitions, où la nouvelle de mon malheur avait jeté la désolation, étaient accourues pour ne voir, sans qu’il me fût possible de me dérober.
Elles entraient, me baisaient les mains, se lamentaient autour de moi avec des gestes de pitié que je sentais, qui m’impressionnaient, et m’effrayaient en me montrant l’étendue de ma misère. Elles me pleuraient comme si j’avais été morte ! De fait, c’était bien là une sorte d’ensevelissement : j’étais bien retranchée, cette fois, du monde extérieur! Mais c’était encore, si récent, si subit, qu’il m’arrivait, par instants, de refuser d’y croire.
Combien de fois ai-je eu des retours d’espérance qui me faisaient battre le cœur, qui me faisaient penser soudain : « Si c’était revenu ! » Alors, toute penchée pour essayer d’entendre, je me remettais à frapper les objets sonores ; toujours en vain, toujours plus anéantie après chaque nouvelle tentative.
Hier encore j’entendais la plupart des bruits ambiants ; ceux surtout qui se produisaient dans la pièce où j’étais.
Hier encore, ils m’avertissaient, m’orientaient, m’aidaient à regarder autour de moi par la pensée. Mais, à cette heure, la nuit profonde s’était faite en ce profond silence. Je ne percevais plus l’approche de personne, ceux qui me frôlaient au passage me faisaient l’effet de fantômes, et j’étais, immanquablement, secouée d’un sursaut chaque fois qu’une main, tout à coup, se posait sur moi.
[…]

X [février 1891]

Malgré les prévisions des médecins, après deux mois de traitement, on n’avait encore presque rien obtenu : de l’oreille gauche, je continuais à ne pouvoir entendre un peu que mon mari ; et cela, très difficilement et irrégulièrement, en criant et répétant beaucoup.
Dans l’oreille droite, l’ouïe n’avait pas reparu.
C’est vers ce moment que je fis une découverte vraiment providentielle, dont on ne connut que beaucoup plus tard toute la portée.
En cette interminable journée-là, mon double emmurement s’était fait sentir si étreignant, si affolant qu’il m’en était resté une agitation nerveuse et intérieure qui dut me troubler pour entendre.
Toujours est-il que lorsque mon mari, le soir, me fit mon exercice de lecture, sa voix m’arriva si faible, que presque tous les mots restaient indistincts. Éperdue d’angoisse, je me cramponnai des deux mains à son cou pour tâcher d’entendre, d’être encore plus près, et soudainement, cette voix tout à l’heure si pâle, si lointaine, augmenta de volume, fut toute proche : je la touchais ! je l’avais sous mes doigts ! Et les mots, maintenant, s’accentuaient, prenaient du relief et je n’en perdais plus un seul ! Par quelle cause ce changement s’était-il opéré ? On ne le sut pas tout de suite.
Le médecin ne voulut croire qu’à une amélioration de l’oreille et traita de manie ce besoin qui m’était venu, pour écouter, de poser ma main sur le cou ou l’épaule de ceux qui me parlaient à l’oreille.
On finit par se rendre compte pourtant que ce qui m’aidait à comprendre, quand j’écoutais ainsi, c’était de sentir, au toucher, les vibrations de la voix.
À dater du moment où je me suis servi pour mon oreille gauche de » ce précieux auxiliaire, elle a progressé, et, six mois plus tard, on a pu recommencer à causer avec moi. Oh ! pas comme autrefois ! Il fallait, à présent, parler fort, parler lentement, et souvent répéter, et enfin, je ne comprenais plus tout le monde. Ce qui rendait si différente de mon ancienne surdité et si bizarre ma surdité nouvelle, c’est que l’oreille ne pouvait plus comprendre sans le secours de la main.

XI [1903-1918]

Il y avait douze ans que ma bonne oreille ne fonctionnait plus et que dans l’autre, l’ouïe qu’on avait ranimée comme une pauvre flamme presque morte, après avoir un peu progressé, demeurait variable et fragile, à la merci d’un coup de froid, qui parfois l’éteignait pour des heures.
D’avoir seulement les doigts froids suffisait même à m’empêcher d’entendre, car alors ils cessaient de transmettre à mon cerveau les vibrations.
Je dépendais des imprévus de ma surdité, et sans cesse j’avais à trembler de perdre la communication avec ma petite famille, augmentée, depuis notre retour en France, d’un dernier né, d’un cher fils, dont la grande tendresse aura rendu plus douce ma part de joie. Mais il est soldat maintenant. Que Dieu me le ramène!
À mesure que mon oreille devenait plus insuffisante, la nécessité de tant exercer le toucher avait fait se développer, chez moi, et s’affiner jusqu’à devenir presque un sens nouveau, la faculté de percevoir.
Les vibrations, toutes les vibrations, que je n’avais pas senties ou pas encore écoutées pendant mes premiers mois de grand silence mettaient parfois de la diversion, de l’animation dans mon inévitable isolement. Les vibrations, c’étaient encore des échos de la vie des autres !
J’ai appris à les apprécier, j’ai appris à me contenter et même à me servir de ce qui me reste. Elles communiquent à mon cerveau l’impression du bruit, elles m’en tiennent lieu, et mon imagination leur prête des sonorités.
Elles peuvent même suppléer, dans une certaine limite, à ces bruits ambiants si menus, qui autrefois m’avertissaient et m’aidaient à m’orienter.
Mais je n’ai voulu noter ceci qu’en passant et simplement pour en arriver à parler d’un fait curieux et plus intelligible: ma fille, un jour que j’entendais encore plus mal qu’à l’ordinaire, m’ayant vainement crié dans l’oreille quelque chose qu’il était urgent de me dire, à bout d’effort, se mit à me parler dans le creux de la main, et je la compris ! Ce fut une révélation! On pouvait donc comprendre la parole sans l’intervention de l’oreille, rien qu’au moyen des vibrations de la voix et du mouvement des lèvres, mises en contact avec l’intérieur de la main. Qui aurait pu penser à me parler dans la main? Il fallait pour cela être une enfant, et mon enfant. Cette trouvaille nous aida en bien des circonstances, mais la pratique en était difficile et exigeait de moi trop de tension d’esprit pour que ce système de communication fourni par le hasard pût être utilisé couramment.
Une ou deux années plus tard, la publication du livre d’Hélène Keller : Histoire de ma vie [note 1], nous apprenait comment elle savait «lire les lèvres», et je fus enthousiasmée!
[Note 1. Il s’agit donc de l’original en anglais des États-Unis, édité pour la première fois en 1903, et non de la traduction française, parue en 1915.]
Que d’incrédules je me suis attachée à convaincre, avant même de connaître la pratique du système, rien que par l’analogie avec son procédé, de celui que le hasard m’avait déjà appris!
Ayant été mise en correspondance avec la jeune Américaine, je pus l’interroger sur son merveilleux moyen de communication, et voici l’explication qu’elle me donna: «Quand j’écoute mes amis, je mets légèrement mes doigts sur leur bouche, leur nez et leur gorge. Cela me donne toutes les vibrations à la fois, souvent je répète leurs mots avec eux pour voir si je les comprends.»
J’étais si bien préparée à l’exercice d’un pareil système que, dès la première séance, un patient ami put me lire — ma main gauche placée sur sa gorge, les doigts de ma main droite sur ses lèvres, — un sonnet de Heredia.
Quelle joie ce fut! J’étais sauvée! La communication avec les miens n’était plus menacée!
Combien j’ai béni Dieu du bienfait de connaître ce procédé si extraordinaire qui m’a mise en communication avec mon enfant malade, avec ma chère fille qui venait d’échapper aux dangereuses complications de la fièvre typhoïde!
Comment aurait-elle pu parler fort et parler à mon oreille, dans l’état d’extrême faiblesse où elle était encore? Mes doigts sur ses lèvres, j’ai eu l’immense joie de pouvoir comprendre jusqu’à ses moindres paroles.
Ses paroles qui me racontaient ses impressions de malade, qui me faisaient des questions, qui me demandaient des objets, qui me disaient, enfin, des choses tout à fait inattendues, impossibles à deviner ou à imaginer; et, il faut bien que je l’avoue, j’avais en l’écoutant l’émouvante illusion de retrouver sa voix! Nous avons pu causer ainsi pendant tout un mois.
L’inconvénient de ce système consiste dans la difficulté de sentir nettement les vibrations. Il y faut une-longue initiation.
Il semble vraiment que la Providence ait voulu, pour m’instruire de leur exemple, me mettre en contact d’âme et en correspondance d’idées avec des aveugles-sourds.
Je dois à l’un d’entre eux, à mon ami Yves Guégan, la pratique d’un procédé de communication qui est le sien et qui me rend, depuis trois ans [note 2], de précieux services.
[Note 2. Donc depuis 1915.]
On n’a plus besoin, maintenant, de se fatiguer à mon oreille en me criant et répétant les mots qui ne veulent pas entrer: aussitôt que j’entends plus mal, la personne qui cause avec moi prend mon index droit, et, le dirigeant, lui fait tracer la forme des lettres qui composent le mot ou les mots que je n’ai pu comprendre. On fait écrire ainsi mon doigt sur mon genou ou sur un livre. C’est très simple et très pratique. L’emploi des minuscules est préférable ; on y gagne de la rapidité. Les ayant oubliées, j’ai dû les réapprendre. Je ne connais pas de procédé de communication meilleur que celui-là; aussi, je le recommande avec instance, non seulement aux soldats aveugles-sourds, mais encore à tous mes autres frères aveugles-sourds, et ceux-là sont, hélas! bien nombreux.
Pour se convaincre de l’excellence de ce système, il n’y a qu’à regarder vivre celui qui l’a imaginé: Yves Guégan, dans son pays breton, communique avec tout le monde; tout le monde lui parle, par l’intermédiaire de son index; quand on se promène avec lui, on lui fait écrire dans sa main ou sur la manche, et de telle sorte qu’on peut aisément causer avec lui, tout en marchant. Assis, on peut lui faire la lecture. Complètement aveugle et complètement sourd, lui aussi, il a su découvrir son moyen de délivrance!
Je voudrais donner une idée de ma surdité actuelle; mais elle est si complexe que j’ai peine à la définir et que cela m’oblige à une sorte d’examen de conscience.
Dire que je n’entends plus serait inexact; pourtant, les apparences sembleraient le prouver, puisque crier à mon oreille, y faire tout le bruit possible serait agir en pure perte. Mais aussitôt que la communication est rétablie entre mon interlocuteur et moi, pendant qu’il me parle à l’oreille et que mes deux mains, placées sur son cou, touchent les vibrations de sa voix, j’entends. J’entends, jusqu’à leurs moindres nuances, les intonations; mais je ne puis savoir jusqu’à quel point de justesse j’entends le timbre; cependant je reconnais la plupart des voix; quelques-unes me séduisent singulièrement. Les paroles, je pourrais les comprendre sans les entendre, ayant fait dernièrement la constatation que je pouvais écouter, sans l’oreille, les vibrations; cela me faisait l’effet de paroles articulées mécaniquement. C’était sourd et vide! [note 3]
J’éprouve une tout autre impression quand j’écoute quelqu’un par le moyen de mes doigts posés sur ses lèvres: la prononciation est alors si naturelle, les vibrations sont si nettes, si claires qu’on peut presque en sentir le degré de sonorité et l’accent; à la condition toutefois d’avoir entendu la voix qui parle.
Je sais très bien que l’on n’entend que par l’ouïe, c’est pourquoi je ne puis douter qu’il m’en reste un peu, si peu que ce soit.
Cette réalité des voix que peuvent me donner, ensemble, mon oreille et ma main, est un fait qui se renouvelle chaque jour de ma vie, depuis bientôt vingt-sept ans; un fait que je constate sans pouvoir l’expliquer. […]
[Note 3. Ce passage n’est pas totalement explicite : il semble que, pour Bertha Galeron, les vibrations captées sur l’épaule et le cou soient plus intelligibles, mais sans l’émotion du «timbre»; réciproquement, les vibrations captées sur les lèvres demandent plus d’effort de compréhension, mais permettent de «sentir le degré de sonorité et l’accent» d’une voix entendue autrefois.]