Un article du Monde et une émission de France Inter aident à relativiser les injonctions normatives qui voudraient couler toutes les personnes dans le même moule. Pour travailler dans un bureau, la température idéale se situe probablement autour de 24 °C. Explications.
Invités par Mathieu Vidard dans «La Terre au carré» du 02.01.2023, les historiens Olivier Jandot et Renan Viguié argumentent le fait que la prétendue norme de 19 °C est un slogan de politique économique sans fondement scientifique et, surtout, qu’elle est promue comme un seuil à ne jamais dépasser, alors qu’elle doit constituer une moyenne raisonnable. De fait, pour les médecins, il ne faut pas une température constante, mais variable selon les pièces, les activités et les personnes, ainsi que le détaillent, dans Le Monde, les journalistes William Audureau et Romain Geoffroy: «ces inégalités de ressenti dépendent de multiples facteurs, comme l’âge, l’état de stress, de fatigue, le métabolisme et l’état hormonal».
Facteurs physiologiques et individuels
Les journalistes du Monde rapportent différents travaux plaidant «pour un nouveau système de calcul du confort thermique qui tienne compte des différences entre les sexes, mais aussi de l’âge et des caractéristiques physiologiques, telles que la maigreur ou l’obésité». D’une part, «les masses musculaires (qui génèrent de la chaleur) et graisseuses (qui n’en génèrent pas) influent sur le ressenti face à la température. Or les femmes ont en moyenne moins de masse musculaire. À l’inverse, la couche graisseuse qui sépare les muscles de la peau, naturellement plus froide, est plus épaisse chez les femmes».
D’autre part, «la testostérone inhibe la protéine-canal TRPM8 qui capte le froid ambiant par des terminaux nerveux sous la peau […] Ce phénomène explique pourquoi les hommes âgés ressentent davantage le froid que les jeunes hommes, [puisque] le taux de testostérone baisse avec l’âge». «À l’inverse, chez les femmes, l’œstrogène épaissit sensiblement le sang, qui ne circule pas aussi facilement jusqu’aux extrémités. [Il] influe également sur le noyau suprachiasmatique, une partie de l’hypothalamus qui contrôle la thermorégulation».
Enfin, «la libération de progestérone durant l’ovulation participe au réchauffement de la température interne de l’ordre de 0,3 °C à 0,7 °C, rendant le corps des femmes plus sensible au froid extérieur. Un phénomène similaire s’observe chez les femmes ayant recours à la pilule contraceptive». «Autant de facteurs qui peuvent expliquer des différences statistiques de ressenti, avec d’importantes variations au niveau des individus».
En moyenne, «la température ambiante idéale se situerait entre 22 °C et 24 °C chez les hommes contre 24,5 °C et 26 °C chez les femmes». Or, dès 1972, avant même l’invention du slogan des 19 °, trois chercheurs scandinaves expliquaient que «pour une population mixte, la température “optimale” est celle où la proportion de filles ayant trop froid est égale à la proportion de garçons ayant trop chaud», et concluaient que «ce point se situe dans les données actuelles à 24,3 °C, température à laquelle 16 % des filles avaient trop froid et 16 % des garçons avaient trop chaud».
Facteurs historiques et sociaux
Les historiens invités par Mathieu Vidard relient cette question aux conditions de vie et aux habitudes qu’elles génèrent. Ils rappellent qu’avec la cheminée, «on chauffait les corps et non pas les pièces»: il pouvait faire 21 ° autour du feu, mais 12 près du mur opposé. Nous gardons un souvenir de cette basse température dans la recommandation de boire certains vins «chambrés», c’est-à-dire frais pour la bouche (et non à température ambiante). On vivait donc très habillé chez soi, comme en témoignent les robes de chambre molletonnées et les chancelières, «boîtes ou sacs ouverts, fourrés à l’intérieur, et servant à tenir les pieds au chaud (équivalent du manchon [pour les mains])» (Le Grand Robert). Le lit, clos par des rideaux ou en forme d’armoire, et beaucoup plus souvent collectif qu’aujourd’hui, était le dernier refuge contre le froid. Il pouvait lui-même être tiédi grâce à la bassinoire remplie de braises, à moins que les personnes ne se réchauffent avec une bouillotte.
Pour faire contre mauvaise fortune bon cœur s’est forgée, au moins depuis la Sparte antique, l’idée reçue que le froid fortifie alors que la tiédeur alanguit: elle a même servi de justification idéologique à la mise en danger sanitaire de milliers d’enfants déshérités dans les pensionnats. Ce n’est qu’avec la diffusion très progressive du poêle (à partir du 17ème siècle, mais surtout au 19ème), puis du chauffage central au milieu du 20ème, qu’on a pris l’habitude d’être très dévêtu dans les intérieurs, comme l’atteste la mode des vêtements en coton et des formes de type costume ou tailleur. Cela explique qu’une expérience menée par une société savante de Lyon sous la Révolution Française ait pu considérer 19 ° comme une chaleur insupportable. Cet exemple montre aussi que la question des économies d’énergie s’est posée dès la fin du 18e siècle à cause, à l’époque, de la raréfaction du bois en Europe.
Si, donc, la question d’une température optimale ne peut pas trouver de réponse universelle, certaines solutions traversent la longue durée: le concept récent de «slow heat», chauffage léger sous la table de travail, mais pas dans toute la pièce, est une transformation de l’ancienne chaufferette, et les recherches de pointe sur les textiles chauffants un avatar des fourrures d’autrefois.
Bonus: réveillonner dehors par moins vingt degrés dans le Minnesota
« Le temps que tout le monde parte, à l’exception des jusqu’au-boutistes, le feu avait produit un luxuriant lit de charbons ardents, et les bûches, sèches et denses, brûlaient d’un éclat régulier, dégageant une chaleur palpable. C’était le moment le plus délicieux de ces longues heures passées dehors autour du feu. Si vous restiez assis près des braises luminescentes qui murmuraient en se fendant, leur chaleur magique vous enveloppait, mais risquait de vous brûler les genoux. Si vous reculiez, vous éprouviez sur le devant du corps une exquise chaleur, mais vous vous geliez le dos et les fesses. »
Louise Erdrich, 2021, traduction française Sarah Gurcel, 2023, La Sentence, Albin Michel, page 151.
Références
Audureau, William, et Geoffroy, Romain, 2023, «Pourquoi les femmes sont-elles plus sensibles au froid que les hommes?», Le Monde, 17.01.2023.
Jandot, Olivier, 2017, Les Délices du feu: l’homme, le chaud et le froid à l’époque moderne, Paris, éditions Champ Vallon.
Viguié, Renan, 2022, Se chauffer en France au XXe siècle, thèse de doctorat en histoire, Université Bordeaux Montaigne, en cours de publication.
Consulter également notre article L’architecture a aussi des motivations tactiles.
Écouter «La terre au carré» du 02.01.2023 sur le site de France Inter.
Lire l’article du Monde sur https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/17/inegaux-devant-le-thermostat-pourquoi-les-femmes-sont-plus-sensibles-au-froid-que-les-hommes_6158168_4355770.html.
Photographie d’illustration: 3825332 pour Pixabay.com
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