Les genres littéraires traités de «mineurs» par la tradition ont leurs chefs-d’œuvre et leurs grands auteurs, mais peuvent aussi révéler certains lieux communs de l’imaginaire collectif d’une société. Le recueil Toucher le noir appartient à cette dernière catégorie.
Voici le défi lancé par la quatrième de couverture: «Ces auteurs prestigieux, maîtres incontestés du frisson, nous entraînent dans une exploration sensorielle inédite autour du toucher. Avec eux, vous plongerez dans les plus sombres abysses, effleurerez la grâce et l’enfer d’un même geste, tutoierez l’horreur du bout des doigts… § Dix nouvelles inédites pour autant d’expériences tactiles, éclectiques, terrifiantes et toujours surprenantes. § Oserez-vous frôler le noir d’aussi près?»
À l’exception de 50 pages (sur 293), il s’agit malheureusement d’une tartarinade, car les lignes citées contiennent plus de suggestions tactiles que l’intégralité de sept textes sur les dix réunis. Nous ne parlerons ici ni de la qualité inégale des styles, ni de la cohérence variable des intrigues, pour nous en tenir à la pertinence imaginaire et langagière des contenus vis-à-vis du toucher, utilisé comme argument promotionnel.
Pour citer cet article:
AFONT (Association pour la FONdation du Toucher), 2023, «“Toucher le noir”? Un pari qui reste à gagner!», accessible sur http://fondationdutoucher.org/toucher-le-noir-un-pari-qui-reste-a-gagner
Des clichés métaphoriques aux stéréotypes fantasmatiques
On peut atténuer ce jugement pour deux textes qui, sans renouveler le genre, essaient de répondre en partie à l’attente formulée. Dans «Une main en or» de Jacques Saussey, l’aventure se noue autour de l’acuité visuelle et du coup de crayon d’un délinquant artiste. Mais trois pages (238-240) racontent de manière assez tactile sa tentative d’évasion par un boyau étroit et une rivière glaciale. Dans «L’ange de la vallée», Solène Bakowski joue sur les mots en décrivant une foule de villageois qui «touche» les vêtements d’une bergère présumée sainte «pour, à leur tour, être touchés par la grâce» (page 57). Quelques notations permettent cependant d’imaginer la douleur de la jeune fille que le prêtre séquestre afin de vendre ses cheveux et ses ongles comme reliques, tout en la faisant jeûner jusqu’à ce qu’elle en meure.
Un des auteurs ne fait aucun effort pour se rattacher à la consigne. Trois autres ne s’y raccrochent que par un jeu de mots au détour d’une phrase. L’une utilise «toucher le noir pour atteindre la lumière» au sens de commettre une atrocité pour réaliser un objectif jugé supérieur (page 191). L’autre met en scène un chirurgien qui a eu le sentiment de «toucher le noir» en opérant le cerveau d’un meurtrier (page 98). Un dernier parle de «toucher le noir» du pétrole dans l’obscurité d’un forage (page 159) et évoque globalement «cette puanteur, ténèbres insidieuses si présentes qu’il pourrait les palper. Les toucher. Toucher le noir, là, tout autour» (page 154). Comme la Roxane d’Edmond Rostand, le lecteur soupire: «c’est le thème. Brodez, brodez. […] Vous m’offrez du brouet quand j’espérais des crèmes!»
Mais que dire du lieu commun du toucher paranormal qui semble autoriser les auteurs du premier récit à bannir toute véritable notation tactile de leur écriture censément réaliste? Nous citons le tournant des pages 26-27: «Si les ouvriers trimaient dix heures par jour sur les chaînes de fabrication de la Golden Bullet Company, son boulot ne lui demandait aucun effort particulier. Il consistait à toucher –effleurer de la main serait plus exact– les pistolets Black Thunder qui défilaient sur un tapis roulant, assemblés et prêts à être expédiés dans le monde entier, et à guetter les “signaux”, ainsi qu’il les appelait. § En effet, il avait le don inexplicable, miraculeux, de détecter les armes à feu qui serviraient à commettre des meurtres. (…] Alors qu’il effleurait un Black Thunder vers lequel son don l’avait orienté, il sentit comme une décharge d’électricité dans les doigts et un frisson glacé lui parcourut l’échine.»
La palme du ridicule revient sans conteste au récit qui, non content de surfer sur la mode actuelle des repas à l’aveugle, «dans le noir», reprend sans sourciller le motif, à la fois invraisemblable et totalement éculé depuis le 17ème siècle, du mari volage se rendant compte après coup, et grâce à un détail visuel, qu’il a fait l’amour avec son épouse alors qu’il croyait être avec son amante… On est paradoxalement soulagé que la scène ne soit pas racontée.
Ce qu’aurait dû être «Toucher le noir»
Dans cette débâcle ne surnagent que deux récits.
«Zeru zeru» de Maud Mayeras est tout entier parcouru par les marques tactiles d’affectivité entre les personnages, ou la douleur de leur absence. Au point que les citer en dehors de leur contexte dramatique amoindrirait leur effet. Bibi, jeune paysanne africaine, apprend d’abord de façon traumatique à toucher le blanc lorsque son père l’oblige à prendre dans ses mains l’amulette encore chaude d’un organe prélevé à vif sur un enfant albinos, et pour élever son propre fils albinos, issu d’un crime de guerre. Elle devient ensuite meurtrière en série d’enfants pigmentés pour couvrir son fils de leurs peaux afin, croit-elle, qu’il puisse sortir à la lumière et à la vue de tous les villageois. Le récit abandonne alors Bibi, et se clôt sur le désarroi du petit Julius, parqué dans une institution où les enfants albinos sont protégés des mauvais traitements, mais livrés à eux-mêmes.
La nouvelle de Benoît Philippon intitulée «Signé» raconte la séquestration de la plasticienne Marcy, dont les tatouages sont devenus très cotés sur le marché de l’art contemporain. Un collectionneur obsessionnel a entrepris de faire assassiner certains de leurs porteurs pour prélever, tanner et encadrer ces images. Comme chef-d’œuvre ultime de sa collection, il souhaite obtenir le motif que Marcy a «signé» sur son propre corps. L’artiste ne lui échappe qu’en le convainquant de devenir lui-même le support de son œuvre maîtresse et en mélangeant de la drogue à ses encres. La pratique du tatouage est suffisamment tactile en soi et l’idée de tanner la peau humaine suffisamment «noire» pour que l’auteur n’ait pas besoin de citer la formule éponyme du recueil. Et surtout, il prend le sujet au sérieux, comme l’attestent ces deux courts extraits caractéristiques du genre, dont on attendrait des équivalents chez tous les autres auteurs:
«Marcy ouvre les yeux. Péniblement. Elle est groggy. Comme après une grosse cuite. Qui se serait finie par un passage à tabac. Elle a les muscles endoloris. Mal au dos. Sa vision est floue. Elle va pour se frotter les paupières, le choc la réveille d’un coup: ses mains sont ligotés aux accoudoirs d’une chaise. Fin de la léthargie, connexions synaptiques, mode survie enclenché. Elle se débat comme un animal en cage. Ce qu’elle est. Inutile de se déchirer les chairs, les liens sont solides.» (page 72)
«Un homme pénètre dans la pièce en portant un plateau de service à thé en porcelaine raffinée. Trapu, des avant-bras lourds et épais révélés par ses manches relevées, et une douceur inattendue dans la voix, son ravisseur s’empare d’une serviette molletonnée, subtilement parfumée d’ambre, la trempe dans une bassine d’eau et en essuie le front de Marcy avec une délicatesse qu’elle a rarement connu chez un homme. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché. Voilà que la douceur, qualité utopique quand on fantasme un schéma masculin idéal, lui est servie sur un plateau par un monstre vraisemblablement prêt à l’éviscérer. L’ironie de la situation ne manque pas de mordant. En espérant qu’elle soit vaccinée contre la rage.» (page 73)
Ici, l’angoisse d’être «éviscérée» n’est pas une hyperbole ornementale, puisque la protagoniste ne sait pas encore ce que son ravisseur veut d’elle. De même, le jeu sur «mordant» et «vaccinée contre la rage» ne survient pas à l’improviste, mais parmi d’autres allusions tactiles, dans un contexte où il est «inutile de se déchirer les chairs» et en contrepoint du geste d’«essuyer le front avec délicatesse». Voici enfin l’amorce kinesthésique du dénouement:
«Agacée par la pression du canon froid sur sa tempe, Marcy retient son souffle et perce de coups d’aiguille habituellement virtuoses l’épiderme autour des veines qu’il a saillantes. Elle a le geste raide. La peur provoque des à-coups. Sa main ne doit pas trembler. Rester précise surtout. Ne déraper en aucun cas. Ne pas se laisser submerger par l’angoisse de tout foirer.» (page 82)
.
Référence
Fauth, Yvan (éditeur), 2021, Toucher le noir, Harper Collins.
Écouter gratuitement une des deux nouvelles intéressantes:
«Signé» de Benoît Philippon sur audible.fr,
«Zeru zeru» de Maud Mayeras sur audible.fr.
Dessin d’illustration: DangrafArt pour Pixabay.com
Commentaires récents