En 2015, quatre anthropologues synthétisaient leurs «propositions méthodologiques» pour «ethnographier le « tour de main »». Elles illustraient ainsi la nécessité et la difficulté de penser ensemble, et de façon constamment dynamique, l’action, la perception et le langage.

Jeune fille en costume traditionnel, maniant un tissu lors d'un numéro folklorique

Dans le numéro 31 d’ethnographiques.org consacré à «La part de la main», l’AFONT a chroniqué en priorité les six études qui révèlent le mieux le lien (indissoluble, mais souvent inconscient) entre les Gestes, les sensations tactiles et les discours, que ce soit en ostéopathie, en artisanat d’art, en gymnastique, pour panser et monter un cheval, pour récolter des algues ou pour travailler sous l’eau. Ce fonctionnement dynamique est, en apparence, contredit par l’article de Nicole Rodda, Blandine Bril, Anne-Lise Goujon et Kyung-eun Shim. De fait, les auteures argumentent fortement l’intérêt de dépasser l’observation du mouvement réussi en danse ou de l’objet fini en artisanat pour décrire leurs processus de production par les corps des personnes qui les réalisent. Mais, pour valoriser leurs méthodes de transcription et de mesure des gestes, les chercheuses passent sous silence le rôle des perceptions des artistes ou des artisans observés, et intentent contre le langage un procès fondé sur un malentendu.

Privilège accordé à l’habileté et oubli du toucher

Certes, les auteures maintiennent les trois niveaux d’analyse lorsqu’elles constatent que «peu d’études se sont penchées de façon systématique sur la relation entre processus physiques, ressenti biophysiologique, expérience vécue subjectivement, et sa remémoration et expression par la parole» (page 5). Le privilège classiquement accordé à l’action reparaît cependant aussitôt qu’elles définissent leur objet de recherche, le tour de main: «chez les experts, les compétences résultent d’une perception fine de la matérialité des objets, d’une imprégnation sensorimotrice, d’une articulation fluide des représentations visuelles et des représentations motrices, d’une inscription des outils dans le schéma corporel, d’une automatisation tantôt « consciente » tantôt « inconsciente », d’une intelligence de la main, ou d’un doigté, du fait d’avoir une bonne main, d’un corps-à-corps avec la matière, d’une relation dynamique entre geste et matière…» (page 6).
On remarque que le seul système sensoriel explicitement mentionné est la vue, via les «représentations visuelles» auxquelles on rapporte traditionnellement la «perception fine de la matérialité des objets». La kinesthésie est présente, mais de manière implicite, dans l’«imprégnation sensorimotrice», les «représentations motrices» et «le schéma corporel». En revanche, rien n’indique qu’une perception (tactile) puisse résulter du «corps-à-corps avec la matière», ni qu’elle puisse contribuer à l’«intelligence de la main», au «doigté» ou à la «bonne main». Les mots «toucher» et «haptique» sont totalement absents de l’article, et «tactile» n’y apparaît qu’une fois à propos du travail de Christel Sola (lire sur notre site «Perceptions et gestes d’artisans: l’excellence tactile»).
Or les apports les plus intéressants de cette recherche ne sont concevables qu’à condition de supposer un contrôle sensoriel en retour des gestes et de leur impact, auquel participe nécessairement la kinesthésie et le toucher. Elle démontre en effet qu’«un artisan expert n’est pas celui qui a intégré un mouvement spécifique qu’il ne cesse de répéter dans sa pratique, en revanche il est celui qui maîtrise l’efficacité de sa gestuelle, dont la forme peut présenter une grande variabilité. Autrement dit, il s’est approprié des « principes de fonctionnement » de la technique et il est donc capable, dans toute situation et en présence de n’importe quelle perturbation pendant l’exécution de créer un geste approprié au but à atteindre» (page 20). En somme, «le plus haut degré d’habileté repose sur la capacité de flexibilité du savoir-faire, […] permettant de s’adapter à toutes formes de situations nouvelles, qu’elles aient trait au produit fini ou à l’environnement» (page 23). Qu’est-ce donc qui rend possibles la prise en compte des «perturbations», la «maîtrise» et l’«appropriation» de la gestuelle, la «flexibilité» et l’«adaptation» du savoir-faire, sinon les perceptions (kinesthésiques, tactiles et visuelles)?

Malentendu sur le rôle du langage

Les mêmes pages 5 et 6 accumulent les formulations mettant en cause «l’inadéquation du langage et des formes discursives qui en découlent»: «l’utilisation des entretiens avec les artisans ou praticiens est particulièrement malaisée dans le domaine des techniques du corps», «les tours de main relèvent d’une connaissance dont il est très difficile voire impossible de rendre compte à travers la parole», ou encore «le langage semble particulièrement dépourvu devant les pratiques corporelles». Et les auteures d’incriminer le «manque de vocabulaire», les «locutions générales, très approximatives et métaphoriques», le «recours courant aux métaphores et locutions imagées», etc.
Cette suspicion tient en réalité à la conception traditionnelle du langage qui voudrait qu’à chaque élément de l’univers extérieur ou de nos mondes intérieurs corresponde une formulation exacte qu’on pourrait lui substituer sans perte. Or, depuis une quarantaine d’années, la grande majorité des linguistes s’accorde pour considérer que la communication langagière ne peut fonctionner qu’en interaction dynamique avec la situation présente et avec les expériences mémorisées par les sujets parlants. En particulier, certaines métaphores ne sont ni des clichés au sens galvaudé, ni des ornements artificiellement greffés sur le discours : elles sont appelées «vives» parce qu’elles ont précisément pour fonction d’exprimer la singularité d’une expérience sans étiquette dans le vocabulaire commun. Elles ne sont effectivement pas généralisables en tant que telles, et c’est aux analystes qu’il revient d’en proposer une formulation plus transparente.
Il est donc indiscutable que «la connaissance humaine n’existe que partiellement sous une forme discursive » (page 3), et qu’une danseuse, un tailleur de pierre ou une potière n’ont pas besoin du langage dans la pratique quotidienne de leur expertise: c’est d’ailleurs pourquoi ils peuvent avoir de la difficulté à verbaliser leurs tours de main. Cependant, le langage leur sera d’une aide précieuse aussitôt qu’il s’agira de corriger une erreur, d’améliorer une procédure ou de transmettre leur savoir-faire. Pour leur part, les quatre chercheuses indiquent que leurs expérimentations de terrain ont pour préalables des questionnaires et des entretiens langagiers. Elles montrent que les notations graphiques du mouvement s’inspirent de l’écriture, et la précision même des légendes de leurs figures et de leurs photos prouve la nécessité et l’efficacité des allers-retours entre les gestes, leur symbolisation graphique et leur description par le langage.
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La conclusion de l’article est finalement beaucoup plus équilibrée, puisqu’elle invite à «bien cerner les niveaux d’analyse et les informations auxquelles chaque outil d’enregistrement donne accès», qu’il s’agisse de la parole des personnes observées et interviewées, de la transposition graphique de ce que perçoit l’enquêteur ou des mesures collectées par des dispositifs technologiques (page 27). C’est à cette condition qu’on pourra «jeter un pont entre les dires et le faire» et «faciliter le dialogue entre sciences humaines et sciences de la vie» (page 28).

Lire sur notre site
Équitation: le sentiment de la bouche du cheval donne au cavalier la bonne main,
Goémoniers: d’abord la main, puis l’oreille ou l’œil,
Gymnastique: les mains de l’entraîneur(e) montrent, accompagnent, écoutent et encouragent,
Paroles d’ostéopathes ils sont dans leurs mains mais ils touchent avec distance,
Perceptions et gestes d’artisans, l’excellence tactile,
Travailler sous l’eau les yeux fermés.

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