Le 27.10.2021, sur telerama.fr, Jérémie Couston consacrait une enquête nourrie à l’«Escalade en salles: le loisir qui grimpe à Paris». Il n’y disait quasiment rien des sensations tactiles que procure ce sport. L’A FONT complète ses données grâce à deux romanciers.

 

En gros plan, sur un mur d'escalade en roche, les petits pieds nus d'un enfant prennent appui sur des prises. Collé à la parois, le pied droit enserre de ses orteils une prise pendant que le pied gauche est dans un mouvement en suspension

 

«Les corps à moitié dénudés se contorsionnent sur des pans inclinés. Agrippent ou caressent des prises multicolores. Avant de chuter, exténués, sur d’épais matelas». Voilà tout ce qu’on apprendra des plaisirs de «la grimpe». Aussitôt après, la vue et l’objectif à atteindre reprennent le dessus: «à travers d’immenses baies vitrées qui invitent au voyeurisme, les passants observent ces étranges va-et-vient. Si quelqu’un demande “c’est combien?”, il s’agit de la cotation du « bloc », sa difficulté, sur une échelle de 3 à 9». Le même processus d’évacuation du percevoir au profit du résultat se rejoue quelques lignes plus bas avec les souvenirs de l’époque où l’escalade en salle était la passion de quelques initiés: «peu importaient l’odeur de transpiration, les douches bouchées, le raggamuffin à fond, la lumière blafarde, la surfréquentation et le nuage de magnésie en guise de bienvenue, l’essentiel était d’avoir sa dose de blocs».
Les «blocs» désignent les «structures artificielles d’escalade», dont le matériau explique la métaphore «bouffer de la résine» au sens d’effectuer quelques parcours. Les «prises multicolores» sont les jalons indiquant où placer ses mains et ses pieds pour monter, mais l’ascension se pratique aussi sur des trajets non balisés. Enfin, la magnésie, «poudre blanche, légère, peu soluble dans l’eau» selon Le Grand Robert, sert à donner une meilleure prise aux grimpeurs.
L’article nous apprend notamment que, «ralentie par la crise sanitaire, l’expansion du secteur (cent trente salles en France) a repris de plus belle en juin dernier, dès la réouverture des établissements de sports et de remise en forme»: huit constructions en cours et huit nouvelles salles déjà ouvertes dans Paris et ses environs. «la Fédération française de la montagne et de l’escalade (FFME), revendique un peu plus de cent mille licenciés sur les trois millions (estimation haute) de grimpeurs hexagonaux, réguliers ou occasionnels». Parmi les raisons de cet engouement, Jérémie Couston cite notamment l’intérêt de s’exercer en salle (par opposition aux nombreuses variétés de glisse, de marche ou de course à pied), l’objectif de transposer ses acquis en extérieur à la belle saison, ou encore La récente accession de l’escalade aux jeux Olympiques. Ne faut-il pas aussi que tous ces adeptes éprouvent quelques satisfactions sensorielles?

La preuve par l’inverse

L’étude des in/capacités (dis/ability studies) a établi que l’observation d’une inaptitude partielle ou totale révèle des aspects insoupçonnés de l’habileté moyenne ou même de l’excellence dans un domaine d’activité. Ike Snopes est l’un des personnages handicapés intellectuels que William Faulkner a intégrés à son foisonnant univers romanesque. Cet extrait du Hameau (1940) évoque la «stupeur», au double sens d’incompréhension et de paralysie, qui saisit le garçon face à un escalier à descendre:

Il ne marchait pas sur la pointe des pieds, et cependant il traversa le couloir dans un silence étonnant, avec une célérité étonnante; il avait atteint l’escalier et déjà il avait commencé à descendre avant que Mrs Littlejohn ait pu surgir de l’autre chambre. Trois ans auparavant, il ne voulait pas essayer de le descendre. Il l’avait monté tout seul: personne ne savait si c’était debout ou à quatre pattes, ou s’il l’avait gravi sans se rendre compte de ce qu’il faisait, modifiant sa position en altitude, la perception de la profondeur ne fonctionnant pas à contresens. Mrs Littlejohn était allée au magasin. Un passant l’avait entendu et, quand elle revint, il y avait cinq ou six personnes dans le vestibule, levant les yeux vers l’endroit où il agrippait la rampe, en haut de l’escalier, les yeux fermés, beuglant. Il demeurait cramponné à la rampe, beuglant et, tandis qu’elle essayait de lui faire lâcher prise et de le faire descendre, il tirait dans l’autre sens. Il resta là-haut pendant trois jours; elle lui apportait à manger et les gens venaient de plusieurs miles à la ronde et disaient: «Vous êtes toujours pas arrivée à le faire descendre?» Finalement elle l’enjôla si bien qu’il accepta d’essayer. Et même cela prit plusieurs minutes tandis que, dans le vestibule, les visages étaient toujours plus nombreux à le regarder, et que la main ferme, douce, inflexible et la voix froide, sévère, patiente, le tiraient, cramponné à la rampe et beuglant, marche par marche, jusqu’en bas. Pendant un certain temps, par la suite, il tombait chaque fois qu’il essayait de descendre. Il savait qu’il allait tomber; déjà gémissant, il posait le pied, comme un aveugle, sur le néant, et plongeait, culbutait, s’étalait, se cognait, terrifié non par la douleur mais par la stupeur de se retrouver allongé enfin sur le sol du vestibule, beuglant, ses yeux flétris, hagards et incrédules, écarquillés sur le néant.
Il avait fini par apprendre à descendre l’escalier. À présent, il ralentissait seulement un peu avant d’avancer le pied, sans trop de confiance mais sans inquiétude, vers ce qui à chaque pas n’était pas tout à fait de l’espace, n’était presque rien, mais à chaque instant de son avance n’était pas tout à fait rien, il se hâta de traverser le vestibule et de sortir dans l’arrière-cour, où il s’arrêta à nouveau, en se balançant et en gémissant, son visage vide maintenant rempli de stupeur.
William Faulkner, 1940, traduction française de René Hilleret, 2000, Le Hameau,
Gallimard (La Pléiade, tome III), pages 412-413.

L’écriture est délibérément tâtonnante et répétitive pour évoquer l’incapacité d’Ike et la patience de sa patronne, Mme Littlejohn. L’intérêt de ce passage est de rendre sensible que, dans certaines situations, la hauteur d’un étage de maison peut se transformer en «altitude», que la «perception de la profondeur» peut devenir celle du «néant» et qu’«apprendre à descendre [un] escalier» peut être ressenti comme la conquête d’un environnement qui n’est ni «tout à fait de l’espace», ni «tout à fait rien».

«Sixième et septième sens»?

Certains philosophes, certains psychologues, etc., discutent sur le fait de savoir si la proprioception (perception de la position de notre corps) et la kinesthésie (perception interne de nos mouvements) sont des applications particulières du toucher ou si elles constituent un sixième, voire un septième sens. Ces domaines sont séparés par les uns, réunis par les autres, et les questions sont les mêmes pour les sensations douloureuses (nociception), nos autres perceptions internes (cénesthésie) et l’équilibre (pour lequel l’oreille interne se coordonne avec la vue et avec le toucher). Aurélien Bellanger utilise certaines de ces distinctions pour décrire ce que ressent un des personnages de son roman L’Aménagement du territoire (2014):

L’escalade, telle que Clément la pratiquait, requérait très peu de matériel. Ni corde ni harnais, un sac à magnésie autour de la taille pour y rafraîchir le bout de ses doigts et un matelas en mousse au pied de la paroi pour amortir ses chutes –précaution inutile quand la paroi, comme ici, s’élevait au-dessus d’une rivière. Clément tentait par ailleurs de se désaccoutumer de cette poudre qui laissait sur la roche des coulures peu appréciées. Il aimait faire corps avec le rocher, comme avec le paysage, et avait renoncé en ce sens aux équipements fluo. Torse nu, allongé contre le rocher, il faisait entièrement confiance à son pouce opposable et à ses sensations –la pratique régulière de l’escalade avait décuplé ses facultés et il était capable, quand il effectuait en porte à faux un balancé délicat, de ralentir le temps pour déplacer son centre de gravité le long de la courbe exacte qu’il avait prévisualisée.
Clément aimait beaucoup cette intelligence du corps qui requérait l’usage intensif de son sixième sens et de son septième sens, d’habitude trop discrets pour être mentalisés: d’une part la proprioception, qui l’informait en temps réel de l’état de tension de ses muscles et qui devenait là son seul sens vital, de l’autre le sens de l’équilibre, qui devait compenser les défaillances du premier quand Clément relâchait la pression de ses doigts pour voler jusqu’à une nouvelle prise.
Clément se voyait alors comme une sorte de pionnier, explorant, après la station debout et la marche verticale, d’autres modalités de déplacement, proches de celles qu’on retrouvait en apesanteur, mais qui portaient aussi les réminiscences d’un lointain passé arboricole.
Aurélien Bellanger, 2014, L’Aménagement du territoire,
Gallimard, pages 326-327

Au contraire de l’article de Jérémie Couston, la «courbe prévisualisé» passe ici à l’arrière-plan, au profit du «faire corps avec le rocher, comme avec le paysage» et de ressentis «d’habitude trop discrets pour être mentalisés»: le «porte à faux», le «balancé», le «centre de gravité»… L’attention à «cette intelligence du corps» permet de «ralentir le temps» et de faire de l’instant présent le trait d’union entre «les réminiscences d’un lointain passé arboricole» et la quête contemporaine de l’«apesanteur».

Enfin, le tact!


Lorsque mes mains touchent le rocher, ma respiration, si souvent saccadée*, s’apaise comme par miracle. Une sorte de thaumaturgie inversée. Comme si l’imposition de mes paumes contre la pierre avait le pouvoir de me soigner, de pacifier mon esprit en même temps que mon corps.
Lorsque je quitte le sol, je suis immédiatement là, intensément, du bout des doigts jusqu’aux bout des orteils. Un fugace sentiment de paix et de fluidité m’étreint au contact des pierres. Mes mains sont le véhicule de ce corps à corps avec l’instant et les éléments où, dans l’action de m’élever le long d’une paroi, j’éprouve une forme de détente que contredisent à peine l’effort et la difficulté.
La prise d’escalade me fait songer à une prise de terre. On se trouve soudain branché à l’ossature du monde réel, et je ne doute pas qu’il y ait, au-delà de la vigilance qui découle de la nécessité de se maintenir en équilibre, une connexion plus profonde à ses forces telluriques.
En témoigne le fait que le contact avec la roche me procure une allégresse qui n’a rien de comparable avec le fait d’évoluer dans une salle d’escalade sur des prises de résine. Le plaisir des préhensions et de la gestuelle est là, mais pour que la chorégraphie soit complète, il lui faut l’authenticité du contact avec la matière naturelle.
Lorsqu’une blessure me tient éloignée de l’escalade, comme cela m’est parfois arrivé en trente ans de pratique, je ressens d’étranges picotements au bout des doigts. Privées de ce contact essentiel, mes mains me semblent tristes soudain, comme dénuées de vie. Pour les réconforter, je continue à caresser les pierres rencontrées en chemin, pierres des vieux villages, des oratoires et des restanques tiédies par le soleil, douces colonnes des vieilles chapelles dans lesquelles affleure le limon des sols.
Je continue de les toucher même du bout d’un doigt blessé, comme une prière sauvage.
Je sens que mes mains ont faim du rocher, de ses formes variées et de son grain. Car on parle du grain des pierres comme du grain de la peau aimée. On en décrit amoureusement les couleurs, les formes et les replis. Un calcaire lisse n’offrira pas la même expérience qu’un grès au grain de fin papier de verre, ni qu’un granit, dont les structures géométriques et les fractures entraînent une escalade plus physique et moins subtile que les rondeurs du grès. L’escalade est une expérience sensuelle, sensorielle. Elle met en jeu la totalité de nos sens, aiguise la vue, l’ouïe, l’odorat, mais elle demeure éminemment tactile, bien sûr.
Stéphanie Bodet, 2023, «Des mains comme des pieds»,
Dorian Chauvet, Histoires de nos mains en quatre-vingt-dix portraits étonnés,
Le cherche midi, pages 167-168.
[* Note. Stéphanie Bodet a indiqué quelques lignes plus haut qu’elle souffre d’asthme depuis son enfance.]

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