La recherche de l’anthropologue Gilles Raveneau sur le «traitement de la sueur» décrypte le statut paradoxal du corps dans l’Occident contemporain. Mais elle révèle aussi la rareté des études sur une propriété tactile primordiale : l’humidité.

Front en sueurCe chercheur a consacré deux articles complémentaires à la transpiration dans les salles de sport, l’un dans un numéro du Journal des anthropologues (2008) dédié aux «usages sociaux et culturels du corps», l’autre dans une livraison d’Ethnologie française (2011) ayant pour thème l’«Anatomie du dégoût». Il rappelle que le culte de l’apparence physique et la reconnaissance des bienfaits du sport pour la santé s’enracinent, en Occident, dans la conception dualiste d’un corps séparé de l’esprit, qui refoule le premier et valorise le second. La sueur peut donc être appréciée «comme manifestation du travail sur soi, preuve de l’effort et de la performance, promesse de santé et de beauté, approche de la jouissance pour soi, participant au bien-être et au développement personnel» (2011, p. 49).
Cependant, «c’est une réalité désodorisée et aseptisée qui est mise en scène», une représentation «épurée de l’entretien corporel, dont est exclu tout ce qui viendrait rappeler une corporéité non maîtrisée» (2011, p. 55). L’auteur insiste sur «Toute une entreprise collective d’occultation de ce qui rappellerait trop [notre nature animale» (même source), qu’il considère comme «une domestication qui vise à faire accepter» la sueur (2011, p. 49). Il précise que «ce n’est pas tant le sale qui dérange ici» (2008, §23), mais plutôt le mélange des genres: «la sueur et toutes les sécrétions posent la question des limites du corps, en ce qu’elles sont expulsées de lui et par lui. Elles révèlent la fragilité des frontières et le redéploiement des limites corporelles, entre ce qui est soi et non-soi. Leur statut est ambigu» (2011, p. 50).

Dans la présentation du Journal des anthropologues rédigée avec Laurent-Sébastien Fournier, Gilles Raveneau souligne que les recherches actuelles restent elles aussi conditionnées par la tradition dualiste: «la tendance générale consiste encore trop fréquemment à se servir du corps pour parler d’autre chose ou à l’envisager comme une métaphore. Les anthropologues privilégient souvent des enjeux symboliques généraux; ou bien l’étude du corps ouvre sur celle des systèmes de pensée» (paragraphe 4). Nous en trouvons deux preuves dans ses propres articles. D’une part, il englobe tous les liquides émanant du corps dans la catégorie générique du déchet (2008, §31), en oubliant le lait et en négligeant la diversité des situations dans lesquelles les autres liquides sont produits, parfois délibérément (la goutte de sang qui scelle une promesse, la salive qui aide à tourner la page d’un livre ou à enfiler une aiguillée, etc.).
D’autre part, Gilles Raveneau ne mentionne jamais les implications tactiles de la transpiration: dans ses deux études, «la sueur concerne essentiellement le regard et l’odorat» (2008, §30 et 2011, p. 53). Une décennie plus tard, en appelant sur internet les mots «anthropologie» + «humide», «humidité» ou leurs synonymes, on n’obtient aucun article concernant le toucher ou le vécu corporel. Or notre perception de la texture des objets est modifiée par l’humidité: le matériau principal de notre peau, la kératine, est semblable à du coton quand elle est sèche, et à de la pâte à modeler quand elle est humide. Quand nous passons nos doigts sur une matière lisse, comme le verre, l’humidité s’accumule; au contraire, lorsque nous les passons sur une matière poreuse, comme le tissu, l’humidité est absorbée. Il y a là tout un éventail de degrés qui ont des conséquences pratiques sur nos activités: car, sans en avoir conscience, nous serrons plus ou moins fort un objet selon que nous le sentons glisser plus ou moins vite sur notre peau.

Dans le contexte des pratiques sportives, la sueur a donc pour inconvénients tout à fait concrets de modifier les prises de nos mains sur les objets et de freiner le coulissement des vêtements sur notre peau, ce qui gêne certains mouvements; elle provoque aussi des microdémangeaisons, notamment sur le visage. On peut ainsi comprendre que, même pour des personnes et dans une société réconciliées avec les corps, on élabore des stratégies pour gérer une sueur abondante, non sans rappeler qu’elle est physiologiquement indispensable à la régulation de notre température.

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