Une nouvelle revue, La Peaulogie, traduit deux chapitres de cet ouvrage signé par l’historienne canadienne Alison Matthews David, inédit en France. Nous insistons sur les éléments les plus tactiles d’un travail foisonnant, où la perception n’est pas l’enjeu principal.

 

Intitulée

 

Depuis 2018, La Peaulogie est une «revue en libre accès de sciences sociales et humaines sur les peaux», également disponible en version papier. La page d’accueil du site indique que le jeu de mots souligne le désir de proposer des articles approfondis et expertisés, mais «sous une forme attrayante laissant une place importante à l’iconographie».
Le numéro 3 est le seul, sur les neuf parus à ce jour, qui reprend le jeu de mots par un dossier intitulé «Peaulluant: les toxiques à notre contact». Dans sa présentation, le pharmacien et toxicologue Ivan Ricordel plaide pour «une cosmétovigilance sérieuse». De fait, les deux enseignantes-chercheuses en pharmacie, qui signent le premier article, argumentent le ratio entre les bénéfices incontestables et les risques qu’elles jugent mineurs de produits mis en cause ces dernières années: les conservateurs de type paraben, les humectants comme la paraffine, la vaseline ou les glycols, et les filtres anti-ultraviolets. Elles n’apportent malheureusement pas d’éléments décisifs sur les modes de contamination ou d’interaction et leurs éventuels effets indésirables. Elles concluent que la «cosmétophobie» est «une peur entretenue par certaines marques» pour des raisons commerciales, et s’en remettent à l’existence (depuis les années 1980 seulement) d’une réglementation certifiée par des comités d’experts nationaux et internationaux.
Or les trois autres articles du dossier montrent par l’archive historique le caractère toujours tardif de la réglementation et le caractère souvent faillible des comités d’experts face au pouvoir des entrepreneurs et au manque d’information des consommateurs. Leurs titres parlent presque d’eux-mêmes: «Techniques toxiques: chapeaux mercuriels»; «Pigments empoisonnés: les verts arsenicaux»; et «Blanc de plomb: histoire d’un poison légal». La période étudiée est la même, les années 1780 à 1920, et les processus sociaux mis en évidence apparaissent très comparables. Nous insisterons donc sur le texte consacré à l’arsenic, qui contient le plus d’éléments concernant le toucher, même si (comme les deux autres) il ne sépare pas méthodiquement les intoxications par contact cutané, par ingestion et par inhalation.
Nous soulignons au préalable qu’en introduction du texte sur le traitement du feutre des chapeaux au mercure, Alison Matthews David présente «le musée des Moulages de l’Hôpital Saint-Louis à Paris [qui] abrite des murs entiers de vitrines renfermant des moulages en cire reproduisant les maladies de peau dont [étaient] affectés les pauvres de la capitale mondiale de la mode. Ils sont d’un réalisme saisissant. Le musée a été fondé dans les années 1860. Son but [était] d’aider les médecins à enseigner à une nouvelle génération de dermatologues grâce à des moulages peints à la main et faits directement à partir de corps de cas cliniques vivants».

Une «teinte accrocheuse mais mortelle»

L’historienne rappelle que «parmi les colorants naturels, il n’y a pas de jaunes résistants à la lumière, les verts et les jaunes étant particulièrement fugaces». Or, en 1778, le chimiste suédois Carl Wilhelm Scheele obtient, à partir de l’arsenic et du cuivre, un «vert émeraude brillant», ou «vert perroquet», qui sera surnommé «vert de Scheele, vert de Suède, vert de Paris, vert anglais», etc., ou tout simplement «beau vert». «La brillance, le faible coût et la relative facilité d’utilisation de ce vert chimique en ont fait une couleur idéale pour la mode, jusqu’à ce que le public le rejette comme un poison plus de 80 ans après son invention» (sections 17-18). Un autre historien, James Whorton, a ainsi pu donner à son livre Le Siècle de l’arsenic (2006) le sous-titre suivant: «comment la Grande-Bretagne victorienne s’empoisonnait chez elle, au travail et pendant ses loisirs».
Documents d’archives et tests chimiques à l’appui, la chercheuse canadienne démontre que «les substances utilisées pour teindre les vêtements et accessoires ont laissé des traces de pollution dans l’air, l’eau et le sol, rendant malades les travailleurs et les consommateurs». Elle se fixe pour objectif de «colorier les lignes de leur histoire, que l’Histoire des industries chimiques et de la mode a en grande partie laissées en blanc», en interprétant les textes d’époque comme les témoignages d’une «arsénophobie» orchestrée par le sensationnalisme médiatique (sections 7-8).

Peau des fabricant-e-s

Un siècle et demi après les faits, en 2005, dans le documentaire Signé Chanel, une «première main» de la célèbre maison de haute couture déclare sur Arte: «les couturières n’aiment pas le vert. Mais moi, je trouve que ce n’est pas joli, c’est tout. Ce n’est pas par superstition. Je m’en fiche –je ne suis pas superstitieuse du tout» (section 13). L’historienne lit dans ce rejet durable la trace des ravages sanitaires du vert arsenical, qu’elle illustre par deux rapports médicaux du 19e siècle sur les ouvrières et ouvriers fabriquant des fleurs artificielles pour orner les robes et les chapeaux.
D’après l’enquête du docteur Ange-Gabriel Maxime Vernois, en 1859, dans les ateliers parisiens, «la poussière verte toxique […] était agglomérée sous les ongles et finalement directement absorbée pendant les repas, transmise par les mains salies des ouvriers». «Lorsque les hommes urinaient, l’arsenic provoquait des inflammations douloureuses sur leurs mains, des lésions du scrotum et de l’intérieur des cuisses qui ressemblaient à la syphilis. Ces blessures, qui parfois gangrénaient, pouvaient exiger pour guérir six semaines de repos à l’hôpital». Ses chromolithographies d’époque montrent une «ulcération des mains », «la rougeur et l’excoriation de la peau autour des narines et des lèvres, et les profondes cicatrices cancéreuses à bord blanc sur la jambe d’un travailleur» (sections 9-10). De même, à Londres, en 1862, le médecin légiste William Guy a examiné plusieurs ouvrières «dont les organes génitaux étaient si affectés qu’il leur était impossible de s’assoir» (section 43).
En 1856, des «fleuristes du cinquième arrondissement de Paris» ont même osé se rendre «à la police pour se plaindre de la dangerosité de leurs conditions de travail» (section 33).

Désir et peur des usager-e-s

«Ces teintes arsenicales blessaient également les mains de ceux qui les portaient, même si cela était moins grave. Ainsi en 1871, encore, une « dame qui acheta une boîte de gants de couleur verte dans une maison bien connue et respectable » souffrit d’ulcérations cutanées répétées autour des ongles jusqu’à ce qu’on détecte la présence des sels arsenicaux» (section 12). Ceux-ci étaient «aussi utilisés pour colorer des bonbons, des emballages d’aliments, des bougies et des jouets pour enfants» (section 18), mais également les papiers peints, les gravures… Et même, «les taxidermistes utilisaient des savons arsenicaux pour « traiter » ou « momifier » les peaux d’oiseaux, car ils avaient « la qualité de préserver les tissus animaux presque indéfiniment ». Dans les années 1880, les modistes décoraient des chapeaux avec des oiseaux empaillés entiers» (section 39).
Les pathologies des consommateurs et consommatrices sont cependant moins bien documentées, en partie parce que la société du 19e siècle ne disposait pas des méthodes de traçabilité et d’épidémiologie actuelles. On en a surtout une trace déformée dans la campagne de presse qui eut lieu en Angleterre entre 1861 et 1863, qu’on a pu interpréter (à tort) comme simplement humoristique, ou comme défendant la pudeur des relations entre hommes et femmes. En février 1862, par exemple, un article du Times prit pour titre «La danse de la mort», et un dessin de l’hebdomadaire satirique Punch avait pour légende: «La valse de l’arsenic ou la nouvelle danse de la mort dédiée aux marchands de couronnes et de robes vertes». La valse était choisie «parce qu’elle amène les partenaires au contact physique le plus étroit possible, exposant les hommes au plus grand risque de l’arsenic que leurs partenaires portaient sur le corps et dans les guirlandes de leurs cheveux» (sections 40-42).
Ces mises en garde ne furent que très progressivement prises en compte. Car, d’une part, «au cours d’une période d’industrialisation croissante où la palette de gris, de marron et de noir dominait la ville moderne, les verts fournissaient un contraste rafraîchissant, apportant une apparence de plein air» (section 19). D’autre part, «les fleurs […] étaient associées à la beauté, à l’épanouissement et à la prospérité de la femme» (section 33). C’est seulement «pendant la seconde moitié des années 1860 [que] le vert plus foncé et bleuâtre a remplacé les vert-émeraude brillants» (section 49).

Pression des entrepreneurs

L’arsenic a commencé «à être signalé comme un problème de santé à la fin des années 1830, lorsque les produits ont pu être analysés et le poison diagnostiqué dans l’organisme» (section 23). «En Grande-Bretagne, des lois […] ont été adoptées [en 1851 et 1868) pour limiter les quantités qui pouvaient être délivrées à des particuliers, mais une utilisation à grande échelle dans l’industrie était tout à fait légale et non réglementée. Plusieurs centaines de tonnes entraient ainsi dans les produits de consommation chaque année» (section 8). Autre preuve, le rapporteur officiel William Guy «formula plusieurs recommandations, dont l’interdiction des métiers employant l’arsenic pour les enfants de moins de 18 ans, mais la réglementation de l’utilisation de pigments à l’arsenic ne faisait pas partie de ses recommandations, car il ne voulait pas restreindre la « liberté de fabrication » et potentiellement nuire à l’économie britannique». Dès lors, «[l]es métiers dangereux n’ont pas été officiellement inspectés et réglementés avant les années 1890» (section 44).
Dans son chapitre consacré aux intoxications par le mercure, Alison Matthews David indique que les premiers hygiénistes furent «des chimistes liés à l’industrie voire des industriels reconnus. Ils favorisaient les intérêts économiques de l’industrie au détriment de la santé des travailleurs qu’ils étaient censés protéger. En conséquence, les dommages causés à l’organisme du travailleur furent délibérément occultés et des études de cas personnalisés observés de façon poignante […] ont été revues sous l’angle de la nouvelle “science” abstraite des statistiques», c’est-à-dire considérées comme non significatives (section 33).

Références

Coiffard, Laurence et Couteau, Céline, 2019, «Naissance d’une peur irraisonnée vis-à-vis des cosmétiques: la cosmétophobie», La Peaulogie</em< 3, https://lapeaulogie.fr/naissance-dune-peur-irraisonnee-vis-a-vis-des-cosmetiques-la-cosmetophobie
Héas, Stéphane, 2019, «Compte rendu. Blanc de plomb. Histoire d’un poison légal», La Peaulogie 3, https://lapeaulogie.fr/blanc-de-plomb-histoire-dun-poison-legal/
Matthews David, Alison, 2015a, traduction française d’Ivan Ricordel et M. Couturier, 2019, «Pigments empoisonnés. Les verts arsenicaux», La Peaulogie 3, https://lapeaulogie.fr/pigments-empoisonnes-les-verts-arsenicaux
Matthews David, Alison, 2015b, traduction française d’Ivan Ricordel et M. Couturier, 2019, «Techniques toxiques. Chapeaux mercuriels», La Peaulogie 3, https://lapeaulogie.fr/techniques-toxiques-chapeaux-mercuriels

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Image d’illustration: Punch (8 février 1862). Wellcome Library, Londres citée par Alison Matthews David.