L’histoire de la musique savante pour piano en Occident est une application particulière du combat entre les penseurs qui opposent le corps et l’esprit et hiérarchisent les systèmes sensoriels, et ceux qui les font interagir. Deux articles aident à s’orienter.

 

Seul sur un toit-terrasse surplombant les toits anciens d'une ville, un homme s'entraîne à jouer du piano les yeux bandés. Son assise et l'installation du clavier portatif semblent de fortune. Il joue torse nu dans le soleil couchant.

 

Le 25 janvier dernier, lors de la 6ème conférence de l’AFONT, Pavlos Antoniadis immergeait nos oreilles et nos cerveaux dans les problématiques actuelles de la production et de la réception de la musique pour piano, selon qu’elle est jouée en présence, transmise via internet ou diffusée par des enregistrements numériques (réécouter notamment la deuxième section sur dropbox. Rémy Campos (2011) et Lucie Liu (2021) donnent un aperçu vivant du statut théorique et du traitement physique du toucher des pianistes dans les deux siècles précédents. Leur travail n’est malheureusement pas encore disponible en ligne.

Les conceptions dualistes

Lucie Liu souligne que «[l]e paradoxe de la virtuosité, entre le machinisme de l’exécution matérielle et la créativité de la composition musicale, nous rapporte à une dichotomie ancrée plus profondément dans la tradition de la pensée de la beauté artistique, qui distingue d’une part l’inspiration et la création musicale, placées du côté de la transcendance, de l’idéalité et du don des dieux et des muses, et d’autre part la matérialité de l’instrument et du corps dans l’exécution de la musique» (page 150). Rémy Campos illustre la prédominance de telles conceptions et les pratiques qu’elles engendrent dans la première moitié du XIXe siècle: «l’adoption d’une pensée du corps comme mécanisme conduit alors à dissocier radicalement l’intelligence musicale et les gestes du musicien» (page 85).
Du côté de la sacralisation des compositeurs, la partition «tend tout au long du XIXe siècle à se confondre toujours plus exactement avec la musique sonnante», au point que «les cadences vocales, ornements et autres improvisations furent dès lors systématiquement condamnées comme des actes de vandalisme» (même page). Du côté du machinisme des exécutants, il s’agit désormais de «sculpter le corps à chaque instant de l’étude en utilisant la partition comme un moule ou une matrice que des instruments mécaniques viendront éventuellement redoubler» (page 95). Rémy Campos en prend pour exemple le «chiroplaste», littéralement moule à mains, «assemblage de tringles et de carcans digitaux ajustés au piano» inventé en 1814 (page 88). Seconde illustration, alors que dans «les pratiques traditionnelles […] le maître se faisait une gloire de s’adapter au rythme d’acquisition de son élève, composant ses exercices sur mesure au fil des leçons» (page 95), l’apparition du genre précisément dénommé étude montre que «la gymnastique digitale est conçue comme une fin en soi» et que «l’obsession du bon doigté l’emporte sur le souci du bon goût» (page 94).
Cette tendance aura pour postérité l’idéal «d’un son purifié de toute aspérité, obtenu par un toucher d’une égalité absolue faisant oublier la corporéité au profit d’une idée quasi métaphysique du son que les progrès de l’enregistrement mécanique ne feront qu’amplifier tout au long du [XXe] siècle» (page 96).

Les conceptions interactionnelles

Lucie Liu indique que «Si la virtuosité devient un critère de beauté en musique au XIXe siècle, elle ne manque cependant pas d’être critiquée à la même époque» (page 149). Un premier moyen de la subvertir est de considérer, comme Franz Liszt, à la fois pianiste virtuose et compositeur, qu’elle «n’est pas l’apanage de l’interprète, mais se trouve aussi du côté du créateur […] une virtuosité de composition dans l’espace de la partition, qui repose sur l’agencement des possibilités de timbres et de son du piano, sur l’audace de l’écriture rythmique et l’inventivité de l’harmonie par rapport au système tonal» (page 150). En observant Liszt au travail et en jouant elle-même ses œuvres, Marie Jaëll-Trautmann (1846-1925), également compositrice, retourne la problématique en affirmant qu’«il est possible d’analyser, de comprendre et surtout d’enseigner les mouvements et les fonctions du corps par lesquels adviennent l’art» (page 151). «Travailler sur le toucher, c’est, pour Marie Jaëll, travailler sur une expression musicale plus authentique, sur cela même qui pourra reproduire matériellement l’esprit musical d’une partition» (page 153).
«La virtuosité, telle que la pense Jaëll, est plus une question de dextérité et de délié des doigts, que de vélocité impressionnante». La chercheuse cite sur ce point Catherine Guichard, une autre commentatrice de l’œuvre de Marie Jaëll: «“Prendre la mesure d’une tierce, d’une quinte, d’une octave, ou de tout autre intervalle, provoque des sensations transversales dans la main liées à des sensations que tous ses doigts sont reliés les uns aux autres par des fils élastiques invisibles, à travers tous les plans de l’espace”». Selon la reformulation de Lucie Liu, «l’idéal de la main du pianiste est pour elle une main dissociée, dont les dix doigts sont libres et capables de s’écarter et de bouger indépendamment les uns des autres» (page 154).
Par-delà, dans son livre Le Mécanisme du toucher (1897), elle «étudie les empreintes digitales laissées par les pianistes sur le clavier pour découvrir le rapport entre les diverses régions de la pulpe des doigts et la sonorité produite au clavier». Marie Jaëll écrit: «“La localisation des contacts joue un rôle important dans la dextérité des doigts puisqu’en groupant différemment les contacts, on rend les doigts plus habiles pour l’exécution des mêmes intervalles. Si l’on ajoute à ce fait l’avantage d’acquérir une belle sonorité, il semble que la localisation des contacts soit destinée à devenir une des bases essentielles de l’éducation musicale”» (citée page 153).
En somme, «le développement de la conscience, et en particulier celle de la main, est le fondement de sa pensée sur le toucher du pianiste. La main qui sait jouer de la musique est une main dans laquelle la conscience tactile et la conscience motrice sont éveillées» (page 154).

Et le plaisir de jouer, dans tout ça?

En manière de clin de doigt final, nous transcrivons un fragment de ce que Susan Manoff, pianiste et cheffe de chant, répondait à la question «Est-ce que vous regardez vos mains?»: «je trouve que les coussinets, le petit coussin qu’on a sous le bout des doigts est une chose fascinante. Déjà, il y a beaucoup de nerfs qui se trouvent là, et par rapport au piano, c’est très intéressant parce que, quand on joue, le petit coussinet s’écrase et souvent, quand on est ou un peu fatigué, ou pas conscient de ça (on peut pas être conscient de cet aspect tout le temps), mais on peut jouer et, si la main n’a pas besoin d’aller ailleurs, on peut laisser le petit coussinet se regonfler, et c’est une sensation très étrange pour le bras et très intéressante. Si vous faites l’expérience d’appuyer sur le coussinet et lâcher, même en regardant, vous voyez: ça se regonfle. Si vous mettez sur les touches, vous jouez une note et, quand elle remonte, laissez remonter et gardez juste le doigt en contact: alors là, on sent. Alors que si on reste écrasé, si on va au fond d’une touche et on reste écrasé, on a beaucoup moins de sensations. Je suis une coureuse de bonnes sensations: tout ce qui fait du bien, que j’essaie de réinventer constamment».

Références

Campos, Rémy, 2011, «Geste musical et notation. Piano et pianistes de la fin du XVIIIe au début du XXe siècle», dans Jacob, Christian (dir.), Les Lieux de savoir 2, les mains de l’intellect, Albin Michel, pages 85-100.
Liu, Lucie, 2021, «Marie Jaëll, la touche virtuose», Approches 183, pages 149-155.
Manoff, Susan, et Varier, Zoé, 2011, «Une journée particulière», France Inter, 11.06.2011.

Photographie d’illustration: Eriscolors pour Pixabay.com