Notre adhérent Patrice Radiguet témoigne d’une pratique où les doigts peuvent sembler en danger, et donnent en réalité une nouvelle preuve de leur double capacité gestuelle et sensorielle. Nous ne disposons pas encore d’un travail anthropologique sur les perceptions tactiles des rémouleurs.

 

Une meule de rémouleur de profil et en action: sur un support de type manivelle et encerclée par des rebords, la meule tourne tandis que deux mains affutent un objet dessus, l'une tenant l'objet contre la meule, l'autre actionnant la manivelle qui traverse la meule de part en part

 

L’affûtage d’outils, couteaux ou autres, est une activité que je pratique depuis fort longtemps. Lorsque j’étais adolescent et afin de me faire quelque argent de poche, je faisais le tour des commerçants de mon quartier et aiguisais déjà couteaux et hachoirs. En tant que très malvoyant, il peut paraître normal que j’en exerce le contrôle avec mes doigts, généralement au grand dam des «voyants» qui m’observe; ce sont souvent celles ou ceux pour qui je rends ce service.
Avant de poursuivre, je tiens à préciser que je ne pratiques qu’un affûtage «à l’ancienne», avec des pierres de grain de plus en plus fin, et non de ces aiguisages rapides au fusil, ou pire, avec ces horribles affûteurs qui étirent et déchirent les aciers.
Mais tout récemment, et pour la première fois, j’ai eu à enseigner mon art, car à beaucoup d’égards, j’estime qu’il s’agit bien d’un art, à une amie. Or mon élève était bien voyante, elle, et quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’au fur et à mesure de son apprentissage, elle constata qu’il lui était plus facile d’évaluer l’état de son travail avec ses doigts plutôt qu’avec ses yeux.
La tenue régulière de l’angle d’affûtage, en la contrôlant avec l’index sur le dos de la lame que l’on travaille, est bien plus fiable et constante que ce que l’on peut faire avec ses yeux. Bien sûr, je parle là d’un travail à main levée, c’est-à-dire sans une réglette munie de fentes repérées et dans lesquelles l’officiant n’a qu’à glisser sa lame.
Pour celles et ceux qui se sont déjà risqués à aiguiser un couteau, il est fréquent, erreur de débutant, d’insister trop sur l’un des deux côtés de la lame, surtout lorsque l’acier est tendre, créant ainsi une espèce de petit rebord qui se retourne du côté opposé à l’affûtage trop appuyé. Et là, le couteau, qui coupait mal, ne coupe plus du tout… Certes, une vision exercée repère ce morfil [note 1], mais les doigts l’identifient sans conteste possible et, avec l’habitude, il devient aisé de l’éliminer, puis d’éviter de le créer.
Et puis, lorsqu’on en arrive à la finition du fil proprement dit, avec une pierre au grain très fin (du type pierre à huile [note 2]), il n’y a guère qu’un doigt exercé qui peut évaluer la régularité d’un tranchant, ou la présence de barbelures résiduelles des grains précédents, qui font qu’au lieu de glisser, le tranchant accroche. Et c’est là que l’on peut savourer le privilège que confère un toucher entraîné, qui rend cette opération parfaitement inoffensive.
Bref, j’ai encore découvert, alors que je la pratique depuis mon enfance, une activité qui s’évalue et se contrôle bien mieux avec le toucher qu’on ne peut le faire avec ses yeux.
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[Note 1. Le nom morfil, composé grâce au participe mort, désigne les points de la lame où le fil n’est plus vivant, qu’on appelle aussi barbes ou barbelures, et qu’on enlève en émorfilant.]
[Note 2. La majorité des pierres à affûter s’emploient enduites d’eau, alors que les pierres à grain très fin s’emploient enduites d’huile : elles sont notamment destinées aux lames qui ne doivent pas laisser de traces sur le matériau travaillé, comme celles des rabots ou des ciseaux à bois; leur fil ne doit donc comporter ni brèche ni barbelure. Par opposition, les meules en matériau synthétique de type émeri et, plus encore, les affûteurs automatiques permettent d’aiguiser rapidement, mais c’est au détriment de la précision et de la finition.]

Photographie d’illustration: Fietzfotos pour Pixabay.com