Quel est donc, selon Caroline Siavy du magazine Elle, le numéro un des «sept secrets des filles à la peau de bébé»: «elles ne se touchent pas le visage», ou elles «se lavent systématiquement les mains»? Ces deux gestes reviennent-ils au même? Arrêt sur lieu commun!

 

Sept poupées Barbie disposées comme posant devant la caméra. Brunes, blondes, cheveux crépus, asiatique, métis, blanches ou à la peau noire, elles se tiennent droites et immobiles, les mains sur les hanches ou derrière le dos.

 

Pour citer cet article:
AFONT (Association pour la FONdation du Toucher), 2022, «La bouillie ni vraie ni fausse des conseils beauté», accessible sur http://fondationdutoucher.org/la-bouillie-ni-vraie-ni-fausse-des-conseils-beaute
.
C’est en cherchant des documents pour notre synthèse «Une peau de bébé» (au sens littéral) que nous sommes tombés sur cet article non daté par le site internet du magazine. Citons d’abord tel quel l’extrait le plus problématique (en corrigeant quelques erreurs orthographiques):
.
«1. ELLES NE SE TOUCHENT PAS LE VISAGE
«80% des microbes se transmettent par les mains. Il faut dire que ces deux-là ont tendance à traîner partout. Barre du métro, poignée de porte, téléphone, souris d’ordinateur: autant d’endroits bourrés de bactéries. Imaginons ensuite que l’on se touche le visage, que ce soit pour se gratter la joue ou s’enlever une poussière au coin de l’œil. Pas très hygiénique… Les filles à la peau de bébé se lavent systématiquement les mains dès qu’elles entrent en contact avec des microbes. Et surtout, elles le font avant leur routine soin. C’est LA règle d’or: on ne touche pas son visage sans avoir des mains ultra propres. De quoi éviter les imperfections et avoir une belle peau.
»
.
L’intertitre est péremptoire et graphié en capitales: les «filles à la peau de bébé […] ne se touchent pas le visage». L’auteure elle-même le contredit pourtant presque aussitôt par deux fois. Elle nous invite d’abord à «imaginer» des situations où «l’on se touche le visage» aussi communes que «se gratter la joue ou s’enlever une poussière au coin de l’œil». Elle évoque ensuite la «routine soin», qu’on ne peut accomplir qu’avec ses mains, et que tous les discours parapharmaceutiques incitent à pratiquer matin et soir (comme le montrent notamment les appellations “crème de jour” et “crème de nuit”). «LA règle d’or», toujours capitale et toujours prohibitrice, reparaît donc en fin de paragraphe sous une forme très affaiblie par la restriction: «on ne touche pas son visage sans avoir des mains ultra propres».
Ne serait-il pas plus simple, et surtout plus mature, de prescrire qu’on se lave régulièrement les mains pour pouvoir se toucher le visage de manière hygiénique? Dans un article très documenté du 21.04.2020, en pleine crise sanitaire, Pierre Bouvier rappelait aux lecteurs du Monde que le comportement de se toucher le visage apparaît dès le ventre maternel, que les adultes y recourent une vingtaine de fois par heure en moyenne, que ce geste «“active” certaines zones du cerveau associées au circuit de récompense, et “désactive” certaines zones associées à la douleur», ce qui «participe au fait que l’on ne peut s’en empêcher».
Examinons plus rapidement les autres affirmations du magazine Elle.
• Que penser de l’idée que «80% des microbes se transmettent par les mains»? Rien, sous cette forme approximative! Ce nombre rond a de quoi surprendre, s’agissant d’une réalité aussi complexe. Et de quels microbes parle-t-on? Il est incontestable que l’absence d’hygiène des mains a constitué un risque redoutable, illustré au XIXe siècle par les taux effarants de mortalité des femmes accouchant dans les hôpitaux et par le destin tragique d’Ignace Philippe Semmelweis, qui tenta sans succès de convaincre ses confrères médecins de se laver les mains. Pour autant, il convient de rappeler que des maladies aussi contagieuses et dangereuses que la covid-19, la grippe ou la lèpre, parmi d’autres, se transmettent avant tout via la salive et via la respiration.
• «Ces deux-là [les mains] ont tendance à traîner partout […] autant d’endroits bourrés de bactéries. […] Pas très hygiénique…» Certes, mais comme le suggérera l’auteure elle-même, il suffit pour y remédier de les désinfecter régulièrement.
• «Les filles à la peau de bébé se lavent systématiquement les mains dès qu’elles entrent en contact avec des microbes». Loin de constituer un «secret», ce précepte éducatif est, en théorie, unanimement partagé depuis plus d’un siècle; mais la pandémie vient de démontrer qu’il devait faire l’objet de campagnes massives d’incitation, et il a fallu attendre 2020 pour que les établissements recevant du public mettent à portée de main des distributeurs de gel hydroalcoolique.
• La conclusion qu’«avoir des mains ultra propres» constitue «de quoi éviter les imperfections et avoir une belle peau» est nécessairement fausse, puisque l’article présente six autres «secrets» concourant au même résultat.
.
Cet article est donc révélateur, comme tant d’autres, de l’attitude infantilisante et non réflexive de la culture occidentale actuelle vis-à-vis du toucher: toléré sans précaution quand l’action le rend indispensable, interdit le reste du temps. C’est, au contraire, à un apprentissage raisonné et systématique de l’art de toucher dans toutes ses subtilités et dans ses différents contextes qu’il faudrait travailler.
.
Retrouver sur notre site:
Comment nos mains ont longtemps été moins propres que nos pieds»
Ne pas (re)diaboliser le toucher, mais le rendre conscient
Le toucher, une friche éducative à mettre en culture

Lire les articles de
Elle ;
lemonde.fr ;
Philippe Gallon.

Photographie d’illustration: Tomasz Mikolajczyk pour Pixabay.com