Les objets les plus fréquemment en contact avec notre peau sont aujourd’hui les vêtements, au point que nous oublions souvent leur présence. Les spécialistes qui s’interrogent sur leur apparition privilégient actuellement l’hypothèse de la lutte contre le froid.
Nous retravaillons ici la synthèse la plus complète, proposée en janvier 2024 par Sarah Zhang dans le mensuel bostonien The Atlantic et traduite par le Courrier (international) Week-end. Nous lui ajoutons des précisions glanées dans d’autres médias de vulgarisation.
Il convient de poser au départ, avec Science et vie, que «la “Robe Tarkhan”, un vêtement égyptien vieux de 5 000 ans, est reconnue aujourd’hui comme la plus ancienne preuve directe et non-équivoque d’un vêtement tissé au monde». Car, presque toujours, fourrures et tissus se décomposent avant de se fossiliser, de même que les fibres végétales et les tendons d’animaux utilisés pour coudre. Les paléontologues et les archéologues recourent donc à des indices, ou preuves indirectes, et à l’intuition scientifique, comme le montrent, dans la fiche du Muséum National d’Histoire Naturelle, les expressions «a dû, gageons que, probablement, on peut imaginer».
Les hominidés ont perdu leur fourrure il y a 3 à 1,2 million(s) d’années
Le Muséum indique que «même si on ne connaît pas la nature de la pilosité de nos ancêtres Australopithèques ou Homo habilis, on peut […] imaginer qu’un pelage plus ou moins fourni pouvait les protéger du froid». Sarah Zhang poursuit: «les premiers hommes se sont sans doute mis à perdre leur fourrure dans l’environnement aride de l’Afrique, où la chaleur –et non le froid– était le problème numéro un. Ils ressentaient d’autant plus la chaleur lorsqu’ils bougeaient, et la transpiration [a été] un moyen de lutter contre. En effet, l’évaporation de l’humidité à la surface de notre peau a pour effet de refroidir les vaisseaux sanguins sous-cutanés. Cette stratégie a si bien fonctionné que les êtres humains sont devenus de grands “sudateurs”. “Nous avons une densité de glandes sudoripares dix fois supérieure à celle d’un chimpanzé”, souligne Daniel Lieberman, paléoanthropologue à Harvard».
Et le singe devint frileux, pourrait-on dire en paraphrasant le titre satirique de François Cavanna. Il est curieux qu’aucune source ne mentionne, parmi les avantages de la fourrure perdue et des vêtements à inventer, la protection contre les ultraviolets (à laquelle la mélanine de la peau ne suffit pas toujours) et contre les frottements ou les égratignures.
De la couverture au vêtement ample, il y a 800 000 à 170 000 ans
L’étape suivante est présentée ainsi par le Muséum: «Le port de vêtements chez l’humain a dû coïncider avec son arrivée dans des zones froides et tempérées, après sa sortie d’Afrique. Il y a 800 000 ans, des représentants du genre Homo se couvraient déjà de peaux de bêtes pour se protéger du froid. […] Mais difficile de dire s’ils en faisaient des couvertures ou de véritables vêtements». Ce qui est sûr, rapporte Sarah Zhang, c’est qu’«en lissant une peau séchée à l’aide d’un os actuel, les spécialistes ont réussi à recréer sur celui-ci les mêmes motifs microscopiques d’usure» que sur des fragments d’os utilisés par Homo Antecessor et par Néandertal. Ces deux espèces avaient donc la pratique du lissoir à cuir.
L’indice décisif est fourni par la mutation génétique des poux. Selon Sciences et avenir, «une étude publiée en 2011 dans la revue Molecular Biology and Evolution s’est penchée sur deux espèces de poux contemporaines: le pediculus humanus capitis, habitué de nos cuirs chevelus, et le pediculus humanus corporis, hôte de nos vêtements. En remontant le rythme de leurs mutations ADN, les chercheurs ont estimé que les parasites s’étaient différenciés il y a 170 000 à 83 000 ans, preuve que la nudité n’était déjà plus alors qu’un lointain souvenir».
Vers les vêtements ajustés, de moins 170 000 à moins 3 000 ans
Ian Gilligan, professeur à l’université de Sydney, explique à Sarah Zhang que les vêtements drapés «ne sont pas très efficaces, en particulier contre le vent. Les vêtements ajustés sont plus chauds, mais plus difficiles à confectionner, car ils nécessitent de nouveaux outils tels que des poinçons ou des aiguilles à chas, qui n’ont jamais été retrouvés sur des sites néandertaliens. […] Les plus anciennes aiguilles à chas ont été mises au jour sur des sites datant de 40 000 ans ou plus en Russie».
Selon le même chercheur, «avec la fin progressive de l’ère glaciaire, il y a une dizaine de milliers d’années, la fonction thermique des vêtements est passée au second plan. Porter des fourrures et des peaux d’animaux donnait en effet trop chaud pendant les étés torrides et humides des périodes interglaciaires». C’est à ce moment que les vêtements auraient «pris une importance sociale, et comme les humains avaient besoin d’habits plus minces, ils se sont tournés vers des matériaux plus légers faits de fibres tissées». La production de ces fibres a pu contribuer au développement de l’agriculture.
Sciences et avenir précise que des fibres de lin colorées vieilles de 30 000 ans ont été identifiées dans la grotte géorgienne de Dzudzuana. Il reste donc beaucoup de flou dans la chronologie, et ce récit n’explique pas pourquoi certains peuples natifs de zones équatoriales possédaient ou possèdent encore un habillement plus ou moins abondant. Ian Gilligan conclut cependant que le vêtement «semble être une spécificité humaine, et nous différencie de nos cousins animaux les plus proches».
Bonus: s’habiller au 20ème siècle selon Daniel Pennac
[Journal d’un corps est un recueil de pensées et d’anecdotes toujours très intimes et souvent universelles. Dans cet extrait, l’observation du quotidien donne chair à la vérité physiologique et psychologique du fait que, le plus souvent, nous oublions les propriétés tactiles des vêtements que nous portons, jusqu’à ce qu’une gêne vienne nous les rappeler.]
44 ans, 9 mois, 24 jours Samedi 3 août 1968
Ce matin, à Marseille, ma première impression d’été: la rapidité avec laquelle je me suis habillé. Deux temps, trois mouvements, slip, pantalon, chemise, sandales: c’est l’été. Ce ne sont pas mes vêtements en eux-mêmes, si légers soient-ils, qui m’ont procuré cette sensation de joie estivale, c’est la rapidité avec laquelle j’ai sauté dedans.
En hiver, m’habiller me prend un temps de chevalier à l’armure. Chaque partie de mon corps exige la congruence* du tissu protecteur: mes pieds sont tatillons quant à la laine des chaussettes; mon torse, lui, veut la triple protection du tricot de peau, de la chemise et du pull-over. M’habiller en hiver consiste à trouver l’équilibre entre ma température intérieure et celle des différents dehors –hors du lit, hors de la chambre, hors de la maison… Il s’agit de baigner dans son juste jus* de chaleur; rien de plus désagréable ni de plus répréhensible que d’avoir trop chaud en hiver. Ce harnachement hivernal demande une attention et un temps considérables. «Sauter dans ses vêtements» est une expression estivale. En hiver on les met, verbe rudimentaire; on les met et on les porte. Car il y a le poids aussi. Bien avant ses vertus calorifuges*, c’est le poids de mon manteau qui me protège contre le froid.
Daniel Pennac, 2012, Journal d’un corps, éditions Gallimard, pages 211-212.
Notes
- «Congruence» désigne ici la juste proportion appropriée à une situation.
- «Calorifuge» se dit des matériaux qui conduisent mal la chaleur et, par contrecoup, limitent sa déperdition, protégeant ainsi du froid.
- «Baigner dans son jus» est ici une métaphore du bien-être, car «juste» suppose que la chaleur est adaptée; mais l’expression s’emploie souvent quand une chaleur excessive provoque la transpiration.
- Cet extrait est commenté dans Bertrand Verine, 2021, Le Toucher par les mots et par les textes, éditions L’Harmattan, page 51.
Consulter également sur notre site
L’architecture a aussi des motivations tactiles.
Lire
L’article original sur theatlantic.com,
La traduction française sur courrierinternational.com,
La fiche du Muséum sur mnhn.fr.
Et aussi
sciencesetavenir.fr
et science-et-vie.com.
Photographie d’illustration: pen-ash pour Pixabay.com
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