La traditionnelle palpation «pourrait apparaître comme surannée à l’ère de l’intelligence artificielle». Or «la réforme des études médicales françaises prévoit […] d’évaluer les compétences des étudiants à conduire un examen clinique complet et “décomplexé”». Focus.

 

Un ou une patiente est allongé(e) sur un lit d'examen au premier plan. Vêtu(e) d'une tenue d'hôpital bleu ouverte sur son ventre. La tête et les jambes sont hors-cadre. Penché sur un ordinateur, une femme médecin observe des données en tâtant de sa main droite le ventre du patient (sa main est posée à plat sur le ventre et émet une légère pression de l'index).

 

L’Association Portugaise d’Études Françaises (APEF) organise de nombreuses manifestations scientifiques pluridisciplinaires, comme les «Rendez-vous de la critique», dont la dixième édition était consacrée au toucher, avec pour sous-titre: «Prospections médicales, artistiques et littéraires». Les vingt textes issus de cette rencontre sont presque tous de très bon niveau scientifique et, en même temps, compréhensibles par un lecteur non spécialiste. Ils déploient un large éventail, depuis le récit d’expérience vécue à l’hôpital jusqu’à l’analyse d’une œuvre littéraire ou visuelle, en passant par la comparaison d’œuvres d’un ou plusieurs auteurs. Nous nous arrêtons ici sur la réflexion de Marie-France Mamzer, praticienne hospitalière et professeure d’éthique et de médecine légale à Paris.

Médecine et médecin à distance

L’autrice rappelle d’abord que, «pour s’aider dans ses diagnostics et pronostics, le médecin dispose [aujourd’hui] de nombreux outils ultraperformants. […] Il est même possible de recueillir des signes vitaux à distance, et, si besoin, en continu. L’examen clinique et sa traditionnelle “palpation”, pourraient donc apparaître comme surannés à l’ère de l’intelligence artificielle, de la robotisation et de la médecine des 5 P» (page 276). Précisons que ces cinq P qualifient une médecine des preuves, personnalisée, préventive, prédictive et participative.
Par-delà, «tout un pan de cette nouvelle médecine se développe à distance des corps. […]Certains systèmes “intelligents” proposent des alternatives aux consultations, mettant à la disposition des services en ligne au cours desquels des “chatbots” [dialogueurs ou agents conversationnels non humains] trient, à partir des symptômes exprimés par des individus-patients, ceux d’entre eux qui nécessitent d’être vus physiquement par un médecin. Bien que les premiers systèmes déployés ne soient pas encore parfaitement performants […], ces prototypes apparaissent comme préfigurateurs de nouvelles formes de prises en charge, plus virtuelles et dans lesquelles le toucher, comme le médecin, pourraient devenir anachroniques» (pages 276-277). Cela permet des gains de «productivité» et d’«efficience dans les soins, évaluée sur des critères économiques», notamment celui de «passer le moins de temps possible avec chaque patient» (page 280).

Perte de contact et de confiance

Un autre spécialiste, le cancérologue Jean-Emmanuel Bibault, interviewé dans le journal de 13h du 17.01.2023 sur France Inter, allait encore plus loin dans le positif comme dans le négatif. Du côté du bénéfice pour la personne soignée, il mentionnait des diagnostics plus précoces et plus précis, parce que la machine interprète mieux que l’œil humain les différents niveaux de gris qui signalent la texture des tumeurs, ou encore des traitements mieux adaptés grâce à la prise en compte des mouvements involontaires du patient pendant les radiothérapies. Du côté des dangers, il soulignait la perte d’expérience humaine, donc de compétence médicale, pour les professionnels chargés de contrôler l’intelligence artificielle, de la remplacer en cas de panne et d’enseigner sa bonne utilisation aux futurs médecins.
Marie-France Mamzer résume la situation en ces termes: «examinant moins, [le médecin] maîtrise moins le geste, et la confiance qu’il lui accorde lui-même diminue. En ce début du 21e siècle, il n’est pas rare que le diagnostic d’appendicite soit confirmé par un scanner, et la rougeole par une sérologie ou une PCR [dépistage par «Réaction de Polymérase en Chaîne]» (pages 280-281). Pour contrecarrer cette dérive, un rapport officiel de 2018 a préconisé une réforme de la formation des médecins: «deux enseignements complémentaires doivent être valorisés au cours du deuxième cycle [des études de médecine]: la sémiologie [recherche des symptômes] et les Sciences humaines et sociales» (page 282).

Pratique du toucher

Cette crise de croissance technologique a pour intérêt de rendre patente une évidence jusque-là inaperçue: «la plupart des gestes réalisés par les médecins pour aboutir à leur diagnostic concernent des zones [du corps] qui ne sont habituellement accessibles qu’aux personnes les plus intimes, tandis que d’autres concernent des zones qui, se situant en deçà de l’enveloppe cutanée, sont totalement inaccessibles aux non-initiés. Les médecins eux-mêmes ne réalisent jamais la plupart de ces gestes en dehors du contexte professionnel. Pour réaliser l’examen clinique à visée diagnostique, l’expérience au monde de l’étudiant médecin n’est donc pas suffisante» (page 286).
C’est pourquoi, «après avoir aidé les étudiants à se “décomplexer du contact avec le corps humain” en s’habituant à s’examiner entre eux, tout en étant supervisés, l’enseignement destiné à permettre l’acquisition du raisonnement et de la démarche clinique s’appuiera sur trois outils: les stages, les simulations (avec des comédiens professionnels ou des patients experts), et l’enseignement relatif au raisonnement médical» (page 282). «Une approche très pratique, au plus près des corps, mobilisant les cinq sens des étudiants, et permettant de créer le socle de leur mémoire “haptique” devrait y occuper une place centrale. Il ne s’agit pas seulement là de “toucher pour toucher”, mais de mémoriser les sensations tactiles qui permettent ensuite de décrypter une grande partie des signes cliniques pertinents pour le diagnostic» (page 283).
La formule énigmatique «il ne s’agit pas seulement là de “toucher pour toucher”» montre à quel point cette source de compréhension du monde a été marginalisée ces deux derniers siècles en Occident. Se demande-t-on souvent si on regarde pour regarder, ou si on écoute pour écouter?

Éthique du tact

Marie-France Mamzer n’idéalise ni l’enseignement ni la médecine d’autrefois: «personne n’expliquait vraiment [aux futurs praticiens] que sous leurs mains et leurs doigts se tenaient des hommes et des femmes sensibles, dotés eux aussi de capteurs sensoriels et de conscience, qui ne s’éteignaient pas nécessairement à l’approche du médecin. Il fallait apprendre “sur le tas” pour le pire, et parfois le meilleur…» (page 292). Elle souligne donc que «le toucher ne peut se faire qu’après la pénétration du médecin dans une zone habituellement réservée aux plus proches» (page 286), et que «si le premier contact est raté, il s’ensuivra une appréhension, voire une peur ou un rejet pour les examens suivants» (page 287).
Ainsi, «ne pas respecter les codes sociaux, sans le justifier, sans prévenir et demander l’autorisation de la personne concernée, constitue un risque de déshumanisation de cette personne, qui peut par ailleurs déjà se trouver en situation de grande vulnérabilité existentielle, et parfois renier un corps qu’elle ne reconnaît plus elle-même» (page 288). «Un enseignement de base en “science du toucher” faciliterait la prise de conscience du fait que la réception tactile, considérée comme passive, voire non considérée, représente pour le patient aussi un stimulus sensoriel qui est perçu et interprété par chaque patient en fonction de son expérience, de ses habitudes et de sa mémoire» (page 287).

Espérons donc que cette réforme soit effectivement et correctement mise en œuvre, afin que plus personne ne puisse ignorer que «toucher un patient, c’est […] prendre une double responsabilité. Une responsabilité professionnelle technique et une responsabilité éthique» (page 288).

Références
Bibault, Jean-Emmanuel, 2023, 2041 l’odyssée de la médecine, Paris, éditions des Équateurs.
Mamzer, Marie-France, 2019, «Quelle place pour le toucher en médecine au XXIe siècle?», dans Cabral, Maria de Jesus, Domingues de Almeida, José, et Danou, Gérard (dirigé par), Le Toucher. Prospections médicales, artistiques et littéraires, Paris, Éditions Le Manuscrit, pages 275-295.

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Photographie d’illustration: Orzalaga pour Pixabay.com