En 2007, Myriam Winance étudiait un processus en apparence hors du commun: l’«ajustement» entre une femme paraplégique et son fauteuil roulant. Elle en tirait de précieuses distinctions concernant nos rapports familiers avec les outils et avec nos propres corps.

 

Un dessin représentant deux couples de danseurs dans un salon. À gauche, un homme valide en tenue de tango danse avec une femme en robe longue en fauteuil. À droite, même configuration, mais les genres sont inversés: c'est l'homme en costume qui est en fauteuil et accompagne, dans un flamenco, une femme valide en robe virevoltante. Chacun des personnages a un bras en l'air, tenant son partenaire par l'autre main, et les corps sont dans un mouvement de rotation propre aux danses latines de salon. Les couleurs sont vives et joyeuses, le style est graphique, voire naïf par certains aspects.

 

L’observation ethnographique de cette kinesthésie particulière, nécessairement lente et souvent pénible, permet à la chercheuse de définir avec précision différentes facettes du processus ordinaire, mais le plus souvent non conscient, d’«incorporation» dont nous avons observé l’importance déterminante dans plusieurs de nos fiches de lecture, notamment «Biais des sensations et du langage pour apprendre à tailler la pierre», «Piloter «aux fesses»… ou «avec trois doigts»», «Travailler sous l’eau les yeux fermés», etc.
En introduction, Myriam Winance rappelle que, «dans la vie quotidienne, le corps s’efface pour laisser place à l’action, à la mobilité, pour laisser place au monde…» (page 31). Mais elle sollicite aussitôt nos souvenirs de «première fois» pour souligner que «lors de ces expériences […], au contraire, le corps apparaît, il se fait sentir. Tout d’un coup, sur notre vélo, nos rollers, nos skis… nous nous sentons patauds, notre corps nous encombre, nous ne savons plus quoi en faire. Tout ce qui était naturel et facile (par exemple se déplacer) devient difficile, saccadé… Nous faisons l’expérience d’une lourdeur, voire d’un corps qui nous devient étranger dans la mesure où il nous échappe. La confrontation avec un objet inconnu produit un sentiment d’étrangeté du corps» (même page).
En cas de lésion grave et durable, «au mode de la disparition, qui caractérisait le corps en bonne santé [au sens où la personne ne le percevait pas], succède le mode de la dys-parition [au sens où elle perçoit qu’il fonctionne mal]. Le corps est présent, mais comme dysfonctionnant et comme occupant tout le champ de la conscience et des préoccupations du sujet, comme de celles de son entourage» (page34). Avec l’appareillage et la réadaptation, la chercheuse «décrit les transformations que ce processus entraîne, transformation de l’expérience du corps, de l’expérience de l’objet, mais aussi transformation de la personne (de ses in/capacités, de ses qualités…) et transformation de son monde (étendue, composition…)» (page 44). Au fil de ce parcours, elle rend compréhensibles, en théorie comme en pratique, les différences entre «corps objet» et «corps sujet», «corps perçu» et «corps percevant», «corps vécu»… Elle montre comment «le sentiment de rupture et d’aliénation par rapport à un corps devenu lourd et rigide est transformé en un sentiment de lien» (page 37).
D’abord, «à travers les différents exercices où la personne réalise un geste en essayant de le sentir, le corps peut progressivement redevenir le sien qu’elle ne sent plus, qui disparaît, qui se retire» (même page). Distinction importante: l’exercice réadaptatif «diffère d’un exercice sportif dans la mesure où il a pour objet central d’apprendre à sentir son corps grâce à un dispositif technique qui disparaît ensuite. Dans l’exercice sportif, qui produit également cette distanciation entre un corps-sujet et un corps-objet, l’exercice est à lui-même son propre but: il s’agit d’apprendre à faire l’exercice naturellement. L’objectif n’est pas l’“appropriation”, mais l’incorporation. Le but de l’exercice [réadaptatif] n’est pas d’apprendre à faire l’exercice, qui est, en lui-même, inutile, mais de faire émerger d’autres sensations» (pages 43-44).
Ensuite, «à travers l’essai puis l’usage, la personne apprend à sentir son fauteuil; elle intègre/incorpore les réactions du fauteuil. Progressivement, elle apprend à sentir le mouvement du fauteuil comme étant son mouvement, et à percevoir, à agir… à travers le fauteuil. Elle ne se perçoit plus comme différente du fauteuil, mais comme “dans un fauteuil”. Et cette perception lui ouvre la possibilité d’actions nouvelles, elle est source de créativité. “Un-corps-dans-un-fauteuil” émerge, qui est à la fois “corps-percevant” et “corps-perçu”» (pages 38-39). La chercheuse précise: «il s’agit d’un processus d’“appropriation”, mais ce terme couvre le fait qu’il s’agit d’un processus de transformation: le “corps” que la personne s’approprie est un corps transformé par l’exercice» (page 43). Elle ajoute: «ce travail [d’ajustement] est particulièrement visible durant l’essai de fauteuil mais il peut avoir lieu à d’autres moments, par exemple lorsqu’une panne, une nouvelle douleur… rompent le lien qui s’était formé et sépare ce qui, dans l’action, était uni. Le malaise peut toujours ressurgir, provoquant un nouvel ajustement» (page 41).
Revenant aux situations ordinaires que beaucoup de lecteurs connaissent, Myriam Winance nous enjoint: «enlevez vos lunettes: votre corps est modifié parce qu’il vous manque quelque chose qui le constituait et parce que votre perception du monde est transformée». Elle peut ainsi conclure que «l’objet modifie le corps, dans sa matérialité et dans sa relation au monde, il constitue la “conscience incarnée”» (page 44).
En parallèle à ces très substantiels développements, on trouve aussi une présentation de la «théorie de l’acteur-réseau», une critique du concept à la mode de «cyborg» et une abondante bibliographie anglophone sur les «Sciences and Technologies Studies».

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Dessin d’illustration: Elf-Moondance pour pixabay.com